• Chapitre 8 : Remède à Nice : un amour naît.

     

                Il prit le train vers le Midi, s'arrêtant au hasard des noms qui l'inspiraient ou jouissaient d'une renommée touristique. La saison n'avait pas encore débuté ; il traversa Cannes, s'arrêta très peu à Juan-les-Pins, pour atteindre Nice où l'activité urbaine était moins saisonnière. Il trouva une chambre meublée raisonnable, chez une vieille dame attentionnée, peu curieuse de son oisiveté et se mit à visiter la ville. Le matin, il dormait tard, se préparait seulement pour le repas du midi qu'il composait d'un sandwich ou d'un plat sur le zinc d'un bistrot. L'après-midi il faisait les boutiques, les galeries d'art, les petites rues du vieux Nice, ou prenait le car pour les villages environnants : Èze, Antibes, Menton... Il fréquentait les thés dansants et les boites de nuit où il draguait sans cœur, se contentant d'une ou deux danses, d'un chocolat ou d'un scotch mouillé, autour d'une conversation banale.

    Il ne savait pas flirter pour flirter et de manière incoercible, il ne pouvait être sympathique que si sa partenaire rassemblait un aspect agréable, une présentation recherchée et un minimum de conversation. C'est pourquoi il restait le plus souvent assis, à écouter distraitement la musique, même quand il était en groupe ou avec des connaissances. Il faisait quelquefois des sacrifices quand la musique était trop entraînante, mais alors il pouvait lui arriver que les partenaires refusent la danse, sensibles à sa morgue involontaire et naturelle. Ses camarades de Paris, eux draguaient comme des bêtes, n'importe quoi, n'importe où, n'importe quand, dans un défoulement physique ininterrompu. Plus d'un avait attrapé à ce régime des M.S.T., mais étudiants en médecine, ils en riaient, se moquant les uns des autres quand ils étaient pris. Gilbert était beaucoup plus réservé et pusillanime. Pour lui l'amour était sacré, presque religieux. Il ne pouvait encore galvauder ce sentiment et il en souffrait, car d'un côté son corps en pleine santé s'affolait et éclatait de vigueur, de l'autre son psychisme réfrénait, glaçait ces ardeurs dans un carcan moral rigide, pénalisant. Il était trop entier, trop altier et feindre l'amour ou l'amitié à des fins purement sexuelles était au-dessus de ses forces…C'est pourquoi, même à Paris, en cinq mois, il n'avait fréquenté intimement qu'une Suédoise, extrêmement jolie,   peu francophone, toute ébaubie de rencontrer à Paris celui qu'elle croyait être un vrai artiste. Il fut son mentor pendant quelques semaines, lui faisant découvrir le Gay Paris. Il la sortit à la Licorne, au Club Saint Germain où ils admirèrent Sidney Bechet. Son départ vers Nice mit fin à leurs rencontres. Il lui dédia pour sa dernière soirée d'adieu parisienne, un long poème écrit au dos du menu du Pied de Cochon aux anciennes Halles.

    Il avait aussi été remarqué par une très belle jeune femme brune, Claude, titi parisien, au corps svelte magnifique qui se moulait au sien d'une façon parfaite dans la danse et qui l’enflammait. Mais c'était une chasseresse de haut vol, intéressée. Malgré son inclination pour ce jeune homme particulier si passionné, mais qui ne coïncidait pas avec ses dépenses elle donna une suite unique à leurs rencontres au club. Elle le lui fit comprendre gentiment et ne vint plus aux rendez vous, à son grand dam. D'autres fréquentations douteuses, itératives, ne lui laissèrent qu'un goût amer et creusèrent encore sa dualité alimentant ses doutes sur lui-même et sa valeur.

     

    Au Club d'Angleterre, à Nice, un après-midi où il hésitait à inviter à danser la brune ou la blonde d'un couple d'amies, il eut la surprise d'être moqué et provoqué par la jeune fille blonde, finalement élue à la dernière seconde après une ultime hésitation. "Qu'est-ce qui vous a fait finalement vous décider? Quelle est la qualité que vous recherchez dans les femelles et qu’il semble que je détienne plus que mon amie ?" La conversation émoustillante lui plut et il sut calmer l'agressivité de la jeune fille et la transformer en intérêt. Il put s'asseoir avec elles et réussit à obtenir un rendez-vous pour visiter l'exposition de peintures du Palais de la Méditerranée ayant pour thème le Navire. Contrairement à la plupart des rendez-vous ratés qu'il donnait au hasard, elle vint, seule.

    Elisabeth était une jeune fille élancée, blonde aux yeux bleus, soignée, instruite, travaillant dans une entreprise de produits de beauté. Fille unique, ses parents étaient artisans du bâtiment.elisa

     

     Ils sympathisèrent et flirtèrent rapidement. Après une chute malencontreuse de scooter de location, engin dont il ne s'était jamais servi et qui faillit briser leur amitié naissante, il loua une deux chevaux. Ils sillonnèrent la région, visitant les villages et les endroits pittoresques qu'elle lui indiquait : Vallauris, Saint-Paul de Vence, Monte-Carlo. Elle le présenta à quelques amis avec qui ils sortirent une fois ou deux. Ils s'octroyèrent un petit baptême de l'air dans un minuscule coucou qui leur fit survoler la région, merveilleusement comme s'ils étaient des hirondelles.

    Ils dansaient et s'embrassaient tous les soirs et, pour la première fois Gilbert rencontrait un amour jeune et pur, différent des quelques aventures poussées peu valorisantes qu'il avait engagées jusque là, à Oran avec l'épouse volage d'un collaborateur, ou à Paris avec Gunilla. Il ne pouvait se forcer très longtemps et ses aventures tournaient court rapidement car il avait l'amour comme le vin, successivement triste ou follement gai et cela ne convenait pas à ce genre de femmes qui recherchent seulement les rires et les distractions superficielles.

     

    Élisabeth était une jeune fille simple, suffisamment intelligente pour comprendre et être étonnée des préoccupations démodées de Gilbert. Elle avait fait philo et se heurtait pour la première fois à un jeune au tempérament artiste, un beau ténébreux totalement différent de ses copains habituels qui ne pensaient qu'au fric, à rire et à flirter amicalement avec elle. Elle lui trouvait du chic et des idées particulières bien qu'elle ne comprit pas complètement son fond de tristesse. Cependant il était souvent assez radieux et spirituel et ses vues étaient toujours originales. Il ne dansait pas les nouvelles danses, le swing, le be-bop, mais les tangos et les slows étaient divins, si intenses, si chargés de passion et en même temps retenus !

    Élisabeth demanda et prolongea des congés : ils se virent tout le jour au lieu de leurs premiers rendez-vous tardifs du soir. Ses parents, déjà compréhensifs, surent ne pas être importuns et ils vécurent trois semaines magnifiques, assez folles, ne se quittant presque pas, tant il avait besoin d'une présence et semblait souffrir quand elle n'était pas près de lui. Ils étaient amoureux. Ils sortaient le soir dans les grandes boîtes de Nice ; le Palais de la Méditerranée avait sa préférence, une fois au Sporting Club de Monte Carlo. Ils mangeaient surtout dans les petits restaurants et elle l'initiait à la cuisine niçoise qu'il trouvait délicieuse.

          Le dernier jour il lui offrit une jolie robe printanière en vichy et dentelles, comme celles de Brigitte Bardot, qu’elle mit pour aller à Villefranche au bord de l'eau. Par l'effet d'un soleil chaleureux et d'un rosé complice ils baignèrent dans un bonheur parfait, euphorique. Ils eurent même droit au dessert, aux pitreries extravagantes d'un jeune acrobate à vélo. Dans l'enthousiasme du moment ils prirent une chambre et communièrent dans l'extase jusqu'au crépuscule. Puis ils allèrent encore danser et leurs corps, à l'unisson de leurs cœurs ne firent qu'un.

    Le lendemain, elle l'accompagna jusqu'au car qui l'emportait vers l’avion. Ils étaient tous deux résignés mais heureux, riches d'une expérience unique et belle. Il avait heureusement eu la sagesse de payer sa place par avance. Il arriva à Oran avec quelques francs en poche, insuffisants pour prendre un taxi, et dut se contenter du car bouillant de la navette de La Sénia. Il traîna ses valises à la main du Boulevard Lescure jusqu'à la maison, se refusant à exploiter les petits porteurs arabes qui pourtant le harcelaient.

     

    Gilbert rapportait dans ses bagages quelques insignes de leur amour : des photos, un des deux boutons de manchettes dont elle avait gardé le pendant, un mouchoir brodé où elle avait déposé l'empreinte de ses lèvres, le disque du Tango Bleu qu'ils connaissaient par cœur comme étant leur chanson : "Tout le bleu du ciel danse dans tes yeux...". Ils avaient tous deux les yeux bleus et vingt et un ans. 

     

    angelot

     

     


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