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    Deuxième Partie :        1955   1958

     

                                             Chapitre 5 :                                    Piège.

     

            C'est ainsi que Gilbert Danan se trouva de retour dans sa ville natale, partagé entre la France où il avait passé quatre années d'études et la ville d'Oran, nœud gordien de son destin, tourmenté entre ses aspirations littéraires et les occupations professionnelles, entre son amour filial et ses révoltes d'amour propre. Il se réfugiait dans son journal qu'il abreuvait de rêves incertains et d'aspirations folles, épuisait livres et auteurs passant d'un titre à l'autre. Il dévora Montherlant ; Gide le transfigura. Il s'exalta sur les Faux Monnayeurs qui le firent s'envoler. Il y trouva mention des Frères Karamazov. Curieux et frémissant de faire la connaissance d'un auteur qui avait marqué Gide lui-même il acheta son premier livre de Dostoïevski à la Librairie Manhes dans le passage Germain, librairie habituelle où il trouvait tous ses bonheurs. Son embonpoint le surprit heureusement. Il le lut et le relut pendant des mois ; et à chaque lecture, il était dépouillé, dépecé au scalpel ; son âme était déchirée avec les ongles, brûlée au lance-flammes. Sa mère s'inquiéta de sa mine lugubre et de ses airs lointains, car il était en Ukraine, écartelé entre frères et père. Elle voulut connaître cet ouvrage qu'il ne quittait plus ; il lui en acheta un exemplaire le sien étant annoté et usé. Elle le lui rendit presque aussitôt, écœurée, en disant que ce livre était un danger. Plus tard elle lui confia qu'elle était convaincue que son désenchantement, ses rides précoces et son rictus dégoûté dataient de cette époque, que c'était ce livre qui avait mis le ver dans le fruit. Il n'osa pas nier, mais était-ce un bien, était-ce un mal, la meilleure ou la pire des choses ? Par l'intensité des sentiments, les décharges électriques provoquées dans son cerveau, ce fut une véritable drogue. Il ne put jamais dire si ce fut néfaste pour sa personnalité. Il pensait alors qu'il fouillait les tréfonds de la douleur humaine.

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            Mais ce qui lui fit le plus de mal quelques années plus tard, après cette première déchirure, fut la mort de son frère Paul, qui l'acheva. Son âme ébranlée, sa foi carbonisée sur le bûcher de la connaissance étaient des atteintes spirituelles, essentielles mais pas organiques. Les remèdes qu'il trouva inconsciemment, involontairement dans le mariage et la progéniture, les péripéties de la guerre d'Algérie qu'il vécut au quotidien, puis la mauvaise grossesse de sa femme furent finalement des aventures, des dérivatifs à une crise de conscience aiguë certes, grave par la sincérité avec laquelle elle était ressentie, mais qui pouvait être surmontée par la jeunesse, le défi de la lutte et les responsabilités d'un foyer. La fin horrible de son jeune frère en 1962, à vingt deux ans le glaça définitivement. La disparition du seul être innocent et désintéressé de son entourage, le seul qu'il admirait et qu'il aurait voulu être, le renvoya aux abîmes. Il décida alors de ne plus sourire, il décréta en lui-même un deuil permanent que malheureusement, malgré les années nombreuses qui ont passé, il ne quitta pas. Il ne lui acheta jamais de fleurs. Et s'il ne voulait pas parler de son frère il n'oublia jamais son jeune sourire charmant, comme dit une chanson. Paul était resté en lui, il vivrait toujours dans lui ; il lui disait : « On ne se quittera jamais. » Il allait rarement sur sa tombe ; il n'en éprouvait pas le besoin, mais il regardait régulièrement des photos pour le pleurer et regretter sa perte pour laquelle il se croyait au fond de lui impliqué sinon coupable. Il était sa maison, la maison des morts.

            Il s'était aussi enfermé dans ce chagrin secrètement, car lors du rapatriement en France après la mort de Paul, passés les premiers déchirements où il était tombé dans les bras de sa mère, elle lui reprocha très tôt d'être la cause de ce malheur. La première fois, il en fut surpris et mit sur le compte de la douleur un certain égarement. Mais plus tard, le problème de son rétablissement à Paris où la famille s'était implantée, devint urgent. Il fallut discuter pour retrouver dans l'organisation commerciale une place honorable pour son foyer. On ne lui proposa qu'un strapontin, alors que séparé de son épouse depuis quatre mois, il demandait une décision claire et juste pour son logement et son travail. Il y eut des heurts et un consensus se fit contre lui, entre Henri et sa mère, son père restant comme d'ordinaire en dehors des décisions, distant, désintéressé. Clara explicita encore sa pensée, l'impliquant directement dans la catastrophe, l'accusant d'avoir provoqué l'assassinat de son fils chéri, sous les hochements approbateurs d'Henri, le silence non réprobateur de Frédéric et la faible répréhension d'Armand. Ce fut une nouvelle blessure atroce qui précipita sa fuite dans le midi où il arriva fin 1962, dénué de tout mais incapable de côtoyer davantage ses frères et ses parents. Mais ceci est une autre histoire... 

            Le printemps 1954 fit place à un nouvel été moins brillant que le précédent : les Oranais partaient davantage en France passer leurs vacances. Un malaise commençait à planer sur l'Algérie, après l'arrivée de Jacques Soustelle et les discours de Mendès France à l'Assemblée Nationale sur la décolonisation forcée. Dien Bien Phu fut ressenti comme une catastrophe algérienne. Les troubles au Maroc, le terrorisme en Tunisie s'éternisaient, faisaient la une des journaux et l'objet de conversations animées. Mais tous étaient d'accord sur une chose : cela ne pouvait pas arriver en Algérie.

            En ces jours encore fastes de 1954 il se retrouvait depuis bientôt un an dans une ville coloniale qu'il avait quittée à peine adolescent, il y avait longtemps. Il ne retrouvait ses amis d'autrefois que pendant les grandes vacances pendant lesquelles les étudiants revenaient de France pour quelques semaines se retremper dans leur famille. Il côtoyait Henri tous les jours à la maison et dans le même travail auquel ils s'adonnaient par ailleurs sérieusement. Mais Henri inconsciemment ressentait la présence nouvelle comme un handicap, ou comme une concurrence, tant auprès de son père qu'auprès des connaissances de son cercle que par la force des choses il se sentait obligé de présenter à Gilbert. 

            Gilbert se rendait compte qu'il devenait méchant, et que l'antagonisme qui s'élevait entre Armand et lui tournait à l'animosité ouverte. Il souffrait de cette situation, mais se refusait à être traité en comparse ou en jouet souffre-douleur. Son frère Henri arrivait à s'en accommoder, jouant le chien de garde de leur mère et la connivence avec leur père. Il s'affirmait de jour en jour comme "l'aîné" et le sésame. A chaque dispute Gilbert était écartelé entre son amour propre et ses sentiments filiaux, ne pouvant sacrifier ni le respect qu'il se portait, ni celui dû à son père. Il en vint bientôt à rêver de repartir en France, idée qui s'imposa à lui de plus en plus. Il avait compilé quelques poésies et essais en un petit recueil et rêvait de trouver le succès et la notoriété. Il réfléchissait subrepticement à la manière dont il pourrait s'échapper de son tourment quotidien et bâtit un stratagème : il s'en irait secrètement à l'automne tenter sa chance à Paris car il était persuadé qu'une demande pour s'échapper serait traitée comme une folie et un scandale. Henri militaire, avait terminé ses stages à l'École d'Officiers de Réserve et avait obtenu une mutation à Oran. Son service à la Base Aérienne de la Sénia lui laissait plusieurs jours libres par semaine qu'il passait au magasin, donc Armand ne serait pas seul.

     

    identité

            Il commença à économiser et à organiser sa fuite. Il ne devait avoir vingt et un ans qu'à la fin d'octobre. A cette époque pour voyager seul il fallait encore pour les mineurs une autorisation parentale. Elle n'était pas systématiquement demandée, mais il en prépara une à tout hasard, pour le retrait de la place d'avion, avec signature contrefaite. Il fixa son départ en septembre à cause des facultés. Il écrivit pour s'inscrire comme étudiant auditeur libre à la Sorbonne, afin d'approfondir ses connaissances littéraires. Il vécut ainsi pendant deux mois, pensant chaque jour à sa conquête de Paris, à la manière de contacter les éditeurs, notant les relations éventuelles, gardant son secret, organisant sa fugue, y rêvant. Il avait calculé son coup pour partir un après-midi où il savait sa mère en visite avec Paul chez sa grand-mère. Il prétexta un rendez-vous pour s'absenter du magasin et courut cœur battant faire son bagage et emballer les affaires qu'il avait déjà triées. Débordant d'une grande excitation, il empilait joyeusement le linge dans une valise. Il laissa un petit mot qu'il avait préparé, expliquant les raisons de son départ. Il ne le plaça pas trop en évidence pour ne pas qu'il soit remarqué trop tôt par Frédéric en rentrant. Il en avait parlé à Paul à mots couverts juste avant qu'il ne reparte au lycée. Essoufflé il peina à porter les bagages jusqu'à la station de taxis de la Place de la Bastille. Quand il donna la destination de l'aéroport, il jubilait intérieurement, fier de ressembler aux héros de Gide : le grand voyage de l'aventure et de l'indépendance venait de commencer !

            Le taxi le laissa devant le bâtiment des Départs avec son animation habituelle. Mêlé aux voyageurs il fit enregistrer ses bagages sans autre formalité et reçut le ticket d'embarquement sans problème. Il se rendit immédiatement en salle d'attente et peu après, embarquait dans la Caravelle pour Paris.   Ca y était, il avait réussi ! Maintenant les dés étaient jetés les ponts étaient coupés. Il partait vraiment pour l'aventure. Le décollage tardait, mais il ne s'inquiétait plus. Il était dans ses rêves quand on lui tapa sur l'épaule :

    - "Êtes-vous Gilbert Danan ?" C'était un couple de gendarmes de la Police de l'Air. Il se glaça et devint livide.

    - "Suivez-nous, s'il vous plaît !". Il refusa en hochant la tête assommé :

    - "Non, j'ai déjà franchi les formalités d'embarquement. Je ne veux pas descendre !".

    - "Suivez-nous sans faire d'histoire, vous n'êtes pas en règle : vous êtes mineur et vous n'avez pas l'autorisation de vos parents". Brusquement écarlate il se cramponnait au fauteuil :

    - "Il n'en est pas question, je ne bougerai pas, j'ai une autorisation !" et désespéré il brandissait son faux permis. Le policier y jeta un rapide coup d'œil :

    - "Il n'est pas valable ; même s'il est authentique, vos, parents viennent de téléphoner et s'opposent à votre départ. Descendez avec nous, autrement nous serons obligés d'employer la force !". Gilbert ne bougea pas plus, le fixant avec des yeux furibonds.

    - "Il vaut mieux nous suivre sans histoire, vous partirez par le prochain avion". Gilbert   s'enfonça encore dans le fauteuil. Le gendarme lui saisit le bras que Gilbert tira brutalement.

    - "Suivez-nous immédiatement, autrement il y aura rébellion et ça peut aller loin !". Les passagers commençaient à s'impatienter malgré leur curiosité. Il sut la partie perdue, mais sa rage explosa en même temps. Il se leva comme un fou, vociférant :

    - "Ils n'ont pas le droit les salauds. Ils n'ont pas le droit ! Ils me le paieront ! Les salauds, les salauds !" Il fut encadré jusqu'au bâtiment sans qu'ils puissent calmer ses invectives. Un attroupement se forma et vu son état le chef de poste décida de le livrer à domicile pour éviter des complications ou des mauvaises réactions. Un policier le fit monter à l'arrière d'une voiture de service puante et il refit le trajet lamentablement en sens inverse. Il était effondré et voyait tous ses châteaux de cartes s'écrouler. Une fois de plus, ses parents détruisaient ses espoirs de délivrance et de liberté. Ses projets ambitieux dans la capitale partaient en fumée. Le policier l'accompagna jusqu'à la porte de l'appartement où sa mère l'attendait. Il proposa de rester quelques minutes, insista, craignant une réaction brutale de surexcitation, mais Clara déclina l'offre. Dès qu'il fut parti, Gilbert se mit à hurler, à jeter tout ce qui lui tombait sous la main, à marcher de long en large en l'insultant. Clara essayait de le calmer :

    - "Tiens, bois de l'eau, détends-toi, on va parler tranquillement, ce n'est pas une catastrophe, tu pourras partir un peu plus tard si tu le souhaites vraiment. Tu aurais dû m'en parler ! Ce n'est pas si grave ! Tu n'as rien de spécial ?".

            Mais, pour lui c'était irrémédiable, il avait échoué ! Son aventure ratait honteusement, il devenait indigne des héros ! Il retournait dans sa fange, dans la médiocrité plate et anonyme. Les querelles allaient reprendre, ses idéaux seraient à nouveau bafoués, il ne pourrait pas présenter ses poésies aux éditeurs, ni assister aux cours magistraux à la Sorbonne. Il s'expliquait maladroitement avec des sanglots dans la voix, mélangeant tout. Sa mère essayait de le consoler :

    - « La vie n'est pas finie, tu vas pouvoir partir bientôt, ce n'est que partie remise, tout n'est pas fini!" Cette pensée le frappa enfin : pour elle ce n'était qu'une fantaisie, un petit coup de folie qu'on pouvait réparer. Elle ne sentait pas tout ce qu'il avait construit difficilement en lui-même, le changement de monde qu'il attendait, l'échappée de ces rapports affreux avec son père et le quotidien. Il demanda à Clara d'aller faire un tour en plein air. Elle ne voulait pas, mais il insista ayant besoin de se défouler ; elle lui cria :

    - "Ne fais pas de bêtise !", pendant qu'il dévalait les escaliers. Il se mit à arpenter les rues au pas de charge, parlant à haute voix, tour à tour ricanant ou se lamentant, à la surprise des passants inquiets qui le suivaient du regard. 

            Une chose l'avait choqué dans les paroles apaisantes et de bon sens de sa mère : "La vie n'est pas finie !". En effet les choses continuaient autour de lui, la terre n'avait pas tremblé, les oiseaux chantaient, les gens s'en foutaient. Il n'y avait que lui qui avait pris une bonne gifle. Mais à part ça, rien n'avait changé sur terre. Son échec était une chose insignifiante, tout continuait. Ses sentiments subjectifs n'étaient que roupie de sansonnet. Il n'existait pas relativement à l'univers. Même sa mort par exemple pourrait passer inaperçue dans le monde objectif. Tout continuait toujours, éternellement, comme un rouleau compresseur insensible, qui ne s'arrête jamais et encore moins pour ses vétilles personnelles. Dans un autre sens, c'était vrai qu'on pouvait persévérer, recommencer, puisque ce n'était pas "fini". Il fallait vouloir, lutter, s'accrocher, ne pas renoncer. Il se promit de rester ferme et décidé, inébranlable. Pour la première fois il recevait de plein fouet dans la naïveté de sa jeune vie une leçon brutale et douloureuse et se trouvait face à une réalité plus forte que lui. Jusque là il pensait que vouloir c'était pouvoir, et les faits le contredisaient. Il croyait n'avoir commis aucune faute et cependant quelque chose n'avait pas fonctionné. Il était porté là où il ne voulait pas, malgré lui. Et il en était surpris et ébranlé dans sa confiance en lui-même. Cette aventure lui servit de leçon, car elle le rendit obstiné, ne renonçant pas à une décision, même après plusieurs échecs ; comme justement au jeu d'échecs où, si on ne passe pas à droite, on essaie à gauche avec une autre pièce pour avancer toujours. Il avait aussi retenu une autre maxime d'une de ses lectures, aussi sage : "Il faut s'appuyer sur les principes jusqu'à ce qu'ils cèdent !". C'était un commencement de sagesse. Mais il n'avait encore pas tout perçu car ildevait encore souffrir de terribles leçons avant de se résigner à comprendre que la destinée, le hasard étaient les plus durs malgré tous les efforts, et qu'en dépit des calculs et des précautions aucun pouvoir ne pouvait assurer ou prédire avec certitude ou même probabilité le destin des hommes ou les événements.

     

            Il rentra à la nuit tombée, un peu plus vieux, décidé à repartir après sa majorité. 

            C'est ce qui advint d'une manière moins romanesque que prévue, la famille en prenant son parti dans l'indifférence affectée de Frédéric, l'ironie pincée d'Henri, l'étonnement vexé d'Armand, balancés par la peine de Paul et les recommandations inquiètes de Clara.

    arc

     

     


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