•                                                Chapitre 12 :                   Au feu

                  De retour au quartier Ernest excité était en pleine forme. Gilbert souffrait sans en avoir rien dit d'un gros hématome à la tête du fémur qui le faisait presque claudiquer ; sa main écrasée et écorchée, douloureuse, n'était pas un handicap pour la randonnée il pouvait se servir de ses doigts. Il s'en voulait de cette chute idiote qui le privait de tous ses moyens alors qu'une course en montagne, intéressante mais dangereuse, allait être lancée. Il alla au lac se frictionner à l'eau eau glacée et mit sur ses bleus la pommade d'urgence, remède universel du soldat en campagne.

                 Le jour s'était levé. Le ciel gris éclairci. Un vent glacé soufflait. Le capitaine fit appeler Gilbert et les sous-off au mess. Il échangea rapidement ses impressions. Il expliqua que bien qu'il fût méfiant, le convoi de secours avait été pris sous le feu croisé d'un F.M. et d'un lance-roquettes ; Si le half avait été raté par la roquette, dans sa jeep touchée par le F.M. il avait eu immédiatement le chauffeur grièvement blessé actuellement entre la vie et la mort. Les roquettes, d'un type ancien, mal lancées n'avaient pas fait trop de mal au half-track. Sur leurs gardes, ils avaient riposté aussitôt et ouvert un feu d'enfer, contraignant la demi-douzaine d'assaillants à se replier. Deux autres blessés plus légers étaient encore à déplorer. Les postes avaient heureusement bien résisté. Gilbert mentionna le talent de l'architecte qui avait conçu les casemates. Le capitaine, flatté, avoua qu'il en était en partie l'artisan : c'était grâce à son expérience d'Indochine qu'il avait influencé leur construction l'année précédente.
                  Un lieutenant-colonel et sa suite entrèrent, et immédiatement on en vint à l'opération. C'était la première foi que des éléments de l'ALN faisaient une incursion aussi avancée dans les alentours d'Alger, pas depuis Palestro où vingt-deux soldats avaient été décimés par la bande aguerrie d'Ali Khodja. Le FLN se contentait d'habitude d'embuscades sur les civils et n'avait pas d'armement lourd. A son avis c'était un nouveau contingent plus ou moins local, entraîné et équipé en Tunisie que la Willaya 4 envoyait en éclaireurs. Il épingla une carte sur le mur : "Je pense que la bande, forte d'une trentaine d'hommes, a dû suivre la petite vallée de l'Oued Arbatache en arrivant de l'est et qu'elle va reprendre le même chemin, puis elle va passer entre les montagnes Bou-Djemel et Djemel-Zima pour essayer de traverser l'Oued Isser et se perdre dans les Forêts d'Aumale afin de faire jonction avec les éléments plus importants des plateaux de Sidi-Aïssa. Leur itinéraire est bordé par les routes difficiles d'accès pour eux de l'Arba à Bir Rabalou et de Fondouk à Bouira qui sont depuis l'alerte barrées et surveillées par les gendarmes et l'armée. Ils n'ont pu faire plus de trente cinq à quarante kilomètres depuis cette nuit avec leur armement et leurs blessés. Logiquement, ils vont essayer de passer de forêt en forêt dans cette direction. Les paras se sont mis en place à partir de l'Oued Soufflat. Ils ont des moyens importants. L'ALAT est de la partie avec deux pipers d'observation et, si nécessaire, dès leur signal un hélico armé en renfort. Nous sommes chargés de ratisser les forêts en remontant vers Sakamody, le long de l'Oued Arbatache, au cul des rebelles qui peuvent avoir stoppé en route. Donc prudence ! Ne négligez aucun indice, les yeux et les oreilles ouverts. Pas de bruit inutile ! Chaque patrouille aura une radio ; appel au central toutes les quinze minutes. Nom de code respectif des patrouilles : Albatros 1.2.3.4.5.6.7.8.9. Le commandant Garbié est chargé de les former avec les officiers qui vous donneront vos instructions. Le convoi partira dans 15 minutes. Rompez ! »
                 Gilbert rejoignit le groupe de son capitaine : « Nous sommes la 3 au milieu. Le Commandant Garbié avec quatre autres patrouilles et des half-tracks nous domineront en avant sur le thalweg. N'ouvrez le feu que sur des cibles identifiées après autorisation de tir de vos chefs. Pour l'armement voyez le chef Cardonna qui vous remettra de nouvelles armes et des munitions. Vous avez compris la manœuvre ? Des questions ? Non ! Départ dans cinq minutes ; nous franchirons le grillage là où il y a eu l'embuscade pour prendre la piste. Premier point de ralliement avec le commandant Garbié : la Mechta d'Aït Adja. Ne vous couvrez pas trop, vous allez transpirer rapidement. Les halfs avec les jeeps rebrousseront chemin et nous retrouveront sur la piste de crête vers Aït Adja. Prenez chacun une gourde. Laissez toutes vos affaires inutiles au camp ». Le capitaine parti chacun se préparait, vérifiant son matériel et son armement. Ernest prit un des deux lourds fusils d'assaut MAS 52 ; Gilbert échangea sa mat réglementaire contre une M 16 avec six chargeurs, qu'il jugeait plus maniable et plus précise.
                Il se surprenait et s'étonna de sa nouvelle tournure d'esprit. Il avait glissé sans effort et sans scrupule vers une attitude combattante et il ne trouvait rien à s'objecter pour ce changement de mentalité. L'agression dont ils avaient été victimes cette nuit l'avait fait basculer naturellement dans un réflexe de légitime défense et il admettait dans un premier temps le droit de poursuite ; il s'inclinait devant la logique primaire du combattant : se défendre. Les motifs de la lutte, les idéaux contradictoires s'estompaient, n'apparaissaient plus à ses yeux. Il était consentant aux ordres de guerre reçus parce qu'il avait été directement impliqué. Mais des controverses restaient en suspens qu'il n'avait pas le loisir d'approfondir.
                Accrochés aux halfs ils atteignirent rapidement l'ouverture dans le grillage qu'ils finirent de défaire à la cisaille. Le capitaine recommanda à Cardonna de rappeler au lieutenant Vérignon de faire refermer et renforcer les barbelés à cet endroit. Le ratissage commençait. Ils étaient douze : le capitaine se plaça au milieu et Gilbert au plus bas fermant la section. Ils avançaient à flanc de colline, laissant un espace d'une quinzaine de mètres entre chacun en contact visuel. Le djebel à forte pente était assez régulier, planté de bosquets dont les plus hauts ne dépassaient pas un mètre cinquante ; pratiquement aucun arbre. Beaucoup de cailloux. Il fallait regarder où mettre les pieds pour ne pas trébucher. Le plus pénible était le casque lourd : sans dragonne, il glissait constamment et il fallait le repousser en arrière. Avec la dragonne, on était gêné dans la respiration : ce n'était pas un cadeau !
              Ils retrouvèrent très vite la place des assaillants du poste. Le capitaine s'était approché et inspectait l'endroit avec Gilbert qui essayait de se repérer. Il y avait de nombreuses douilles. Le capitaine commenta :¬ " 7.62, fusil d'assaut chinois ou mitrailleuse légère tchécoslovaque. Carabine à répétition 5.5. Voilà la position de tir du PM avec toutes les douilles". Il se pencha, frottant la terre : "Ces tâches noires, c'est bien du sang. Il y en a au moins un d'amoché !". Dujardin à une quinzaine de mètres appela : "Mon capitaine, mon capitaine, c'est ici l'endroit du lance-roquettes !". On voyait nettement des touffes d'herbes brûlées. Soudain, il exulta : "Mon capitaine, regardez, c'est du sang !". Cette fois, il y avait une large tâche beaucoup plus importante que les gouttes qui parsemaient le sol au pas de tir du FM. Le capitaine se releva : "Vous êtes un fin tireur, Dujardin !" - " J'suis braconnier entraîné, mon capitaine !" répondit-il avec un large sourire entendu. - " Bien, ils ont au moins deux blessés dont un grave ! Je vais en aviser le commandant". Se tournant vers la troupe : " Nous reprenons la progression dans la ligne de pente. Ils ont eu des blessés Recherchez des gouttes de sang, des traces de souliers ou des herbages brisés. En avant !" Les hommes reprirent leur place et la patrouille s'ébranla, yeux rivés au sol, tandis que le capitaine lançait un message. Puis il demanda d'accélérer encore le mouvement : « Dépêchons-nous, on nous attend à Aït Adja ! Ils ont la trace ».
               Au départ Gilbert traînait un peu la jambe, mais le mouvement réchauffa l'articulation ; peut-être la pommade faisait-elle aussi son effet. Il put bientôt soutenir sans effort la cadence accélérée imposée par le capitaine. Il retrouvait son pas souple et mécanique des promenades dans le Jura ou en Savoie et, comme à son habitude, il se mit à souffler puis à respirer en deux fois par le nez puissamment quand il mettait le pied au sol : c'était son tempo.
                La terre était mouillée, mais non détrempée et quelques émanations champêtres effrangeaient l'atmosphère. Le soleil glauque était encore faible et dardait tout en bas sur le plan d'eau noir et gris un reflet coloré jaune laiteux. Gilbert se plaisait dans le silence et la marche.
                 Ils rejoignirent en une heure la crête où stationnaient déjà les véhicules qu'ils empruntèrent jusqu'au village composé d'une vingtaine de gourbis et d'un enclos commun pour les bœufs, chèvres et moutons. Il y avait déjà une troupe nombreuse qui avait ratissé la forêt d'Arbatache. Avec le commandant Garbié il y avait quelques paras dont un lieutenant la nuque rasée, aux belles moustaches à la gauloise. Un poignard imposant était attaché à ses rangers. Il tenait un chien-loup muselé en laisse.
                La population était rassemblée sur le terre-plein du village, assise à terre ou accroupie à l'arabe, silencieuse. Isolés près des gourbis deux Arabes entravés dos-à-dos étaient surveillés par des paras qui fumaient tranquillement. Gilbert remarqua que ces Arabes avaient la figure tuméfiée, le sang coulait encore des arcades sourcilières et du nez sans qu'ils puissent esquisser un geste pour se soulager. Il apprit que le chien avait confirmé la certitude du lieutenant : les deux prisonniers sentaient la poudre sur les mains et les vêtements. Les paras avaient pu les faire parler. Ils les avaient finalement amenés dans les bois en leur laissant croire qu'ils allaient être fusillés. Ils avaient alors donné des renseignements importants sur les moudjahidin qu'ils avaient guidés et servis dans leur attaque sous la menace. Au village, il manquait deux ou trois autres jeunes hommes qui aurai été emmenés de force par les rebelles comme porteurs. Gilbert apprit aussi qu'ils étaient au moins deux cents militaires engagés dans l'opération, coiffés par un des fameux lieutenants-colonels de paras adjoints de Massu.
                La progression reprit. On suivait grossièrement l'aval de l'Oued Arbatache. Ils furent survolés à trois reprises par des pipers en rase-mottes qui se balançaient à leur vue. On atteignit rapidement le plateau dominé à gauche par le djebel Zima, à droite par Bou Djemel. Cela faisait plus de deux heures qu'ils marchaient d'un bon pas quand ils pénétrèrent dans la forêt de Sakamody. Un ordre courut : "Prudence!". La forêt n'était pas très dense ; Gilbert la trouvait pauvre, rien à voir avec celles d'épicéas géants du Jura. Des chênes-lièges en majorité, dont quelques-uns étaient écorcés. La taille en était modeste, leur végétation peu fournie, les branches noires très tourmentées. Il pensa que ce n'était pas le lieu idéal pour tendre une embuscade, les troncs étant trop minces et espacés ; dans un mouvement enveloppant les soldats auraient tôt fait de débusquer des attaquants qui ne seraient pas protégés dans la fuite. Une demie heure après, ils émergeaient de la forêt face à un piton. Un cordon de soldats était visible au loin. On stoppa : permission de boire et de manger sur les rations. Le capitaine fit appeler les sous-officiers pour faire le point : les fellaghas avaient été localisés, ils se dirigeaient vers le col des Deux-Bassins dans le but de passer de l'autre côté de la Nationale 8 pour se perdre dans l'immense forêt montagneuse de Blida ; ils avaient été aperçus par l'ALAT. Ils se repliaient maintenant vers le djebel Tamesquida, ce piton qu'on voyait là-bas presque à portée de mitrailleuse. On attendait le gros des paras qui arrivaient de l'oued Ifser ; le piton allait être encerclé. Avant de repartir ils eurent droit à du café chaud et à un supplément de munitions, grenades offensives et baïonnettes. Gilbert avait déjà vu des grenades, mais jamais de baïonnette...

               En d'autres circonstances il aurait ironisé sur ces attributs guerriers mais l'expérience de la nuit dernière le conduisait à plus de circonspection Plusieurs fois il s'était demandé ce qui lui arrivait. En quelques jours il était dans la guerre pour de vrai! Pendant la marche il avait réfléchi et analysé les tendances instinctives qui l'avaient poussé à vouloir se venger des coups reçus. A la réflexion, il avait jugé sa réaction intempestive, rudimentaire, injustifiée. Il persistait maintenant dans son désir de ne pas verser le sang. Il trouvait faible et pusillanime d'abandonner si vite sa détermination du temps où il n'était pas lui-même visé. N'était-ce pas une lâcheté de se mettre aujourd'hui, au premier coup de feu, sous l'agressive protection des armes et de l'armée tutélaires, autant porteuses de cruautés ? Il était effrayé par les blessures qui pouvaient être infligées à l'intégrité d' une créature humaine, fut-elle hostile. Par nature, il était incapable de violence, ne serait-ce même que donner des coups de poing, et répugnait à l'attaque. Enfant et adolescent il avait été obligé de préserver sa dignité et de se défendre dans les empoignades à connotation raciste, mais il n'avait jamais provoqué personne et c'était contraint qu'il allait aux bagarres. Par un penchant généreux il se déniait aussi le droit justifié de porter une atteinte physique à son prochain, et à plus forte raison la mort. Il voulut s'obliger à ne pas transgresser cette règle, même sur un ordre qui le laverait de sa responsabilité.
               Mais il ressentit aussitôt d'autres scrupules, une autre fidélité à respecter : il pouvait aussi mettre son camp en danger. Il pouvait accroître les risques encourus par ses propres camarades : s'il épargnait un ennemi et que plus tard le même, ignorant sa chance, éloigné de toutes ses simagrées, descendait de sang froid un ami, ou lui-même ? Pour lui, dans l'absolu ce n'était moralement pas un obstacle, il avait envisagé cette option avec la candeur inconsciente de sa jeunesse. Par contre vis-à-vis des victimes potentielles de son propre côté, et de la mission, il lui apparaissait bien être condamnable. Ses camarades comptaient sur lui, l'associaient à leur action. Concevraient-ils qu'il ait pu les lâcher et désobéir consciemment aux ordres ?
                En outre dans ce cas d'espèce, le sujet du conflit était sa terre natale ! A leurs yeux ce serait doublement une désertion, ou même une trahison. Il avait accepté de rentrer dans le système lorsqu'il n'était pas sorti du rang. Donc il avait admis certaines règles, il avait choisi son camp ; il ne pouvait rester entre deux chaises. Il avait accepté un grade et la responsabilité d'être un petit chef au milieu de l'échelon militaire. Il devait aussi agréer le postulat qu'il faisait partie des forces du maintien de l'ordre, et les autres du parti du désordre. Il ne pouvait faire autrement qu'attaquer même si le bien-fondé des motifs expliquait la révolte ; la fin ne pouvait justifier les moyens. Mais ni d'un côté ni de l'autre la fin ne justifiait les moyens !
                Danan était conduit à bâillonner les récriminations de ses dogmes, de faire taire sa conscience. Il croyait que, jusqu'à preuve de son indignité, toute personne avait droit au respect et que chaque homme devait avoir plusieurs chances. Il ne pouvait non plus refuser à l'individu le droit imprescriptible de se défendre, mais pas par l'agression ni la cruauté.
                Il se promit de faire son devoir de soldat sans accepter de sa part des manifestations de brutalité. Il se résignait à assumer son rôle sans se laisser aller à des actions malpropres. Par la nature des choses il était obligé de rejoindre une faction, mais les choses n'étaient pas claires dans sa tête. Il devait forcément y avoir d'autres voies que celle de la violence. Gilbert se sentait contraint, sans adhérer du cœur à ses actions. Même si sa vie en dépendait, lèverait-il la main sur autrui ? Il tirerait du bout des lèvres ; il ferait pour les autres ce qu'il ne ferait pas pour lui-même : il se bornerait à les défendre. Advienne que pourra, on verrait bien, le destin se chargerait de sa mort ou de sa vie ! Les circonstances décideraient.

    Combattants 

                 La progression avait repris. Le soleil était maintenant assez haut, mais l'air restait vif ; on était monté approximativement à mille mètres ; la neige de la nuit n'avait pas tenu. Le Tamesquida culminait à mille cent trente huit mètres d'après la carte. C'était un des sommets qui vallonnaient l'Atlas de la Grande Kabylie, où venait buter la région des cultures entourant la plaine côtière d'Alger. Brusquement la montagne sauvage, dépourvue de grands cheminements, s'élevait avec des sortes de crêtes arides et caillouteuses, parsemées de maquis. Le Tamesquida était la plus haute de cette partie de la montagne dont les sommets frisaient deux mille mètres. Il dominait un plateau incliné de deux à trois cents mètres. Au nord sa pente était plus douce, abordable ; au sud la montagne paraissait comme écroulée. D'énormes éboulis parsemaient une paroi abrupte et rendaient le décor sinistre par des ombres profondes. A moins de huit kilomètres en contrebas passait la route du sud vers Aumale et Bou-Saada par le col des Deux-Bassins, site très pittoresque que les Algérois, du temps de la paix, empruntaient en promenade pour admirer la sauvagerie primitive de l'Afrique ; on l'apercevait par fragments dans la montée vers le sommet.

                C'étaient de drôles de touristes qui visitaient les lieux ce jour-là : les rebelles s'étaient réfugiés sur ses pentes, le gravissant par le Nord. Ils savaient qu'on les pourchassait mais ignoraient l'importance des moyens. Malheureusement pour eux Massu avait déclaré une guerre sans pitié malgré qu'il ne fût à Alger que depuis un mois : ses directives étaient claires pour la willaya 4 : forcer et anéantir toute rébellion, mettre le paquet!
                 C'était leur premier engagement sérieux, sauf pour leur chef Mahmoud, qui avait fait un long passage chez Ouamrane le commandant du secteur Sidi-Aïssa. Tous Kabyles de la région de Sétif, ils étaient volontaires pour la plupart. Ils avaient suivi un entraînement de trois mois en Tunisie dans un camp camouflé près de la frontière, avec des instructeurs égyptiens. Tous les quinze jours plusieurs unités comme la leur étaient injectées en Algérie. On les avait dotés d'un armement suffisant mais hétéroclite, ancien, vendu par les Égyptiens. Ils avaient traversé la frontière quinze jours plus tôt très au sud à hauteur de Gafsa, puis en camionnette par des pistes peu fréquentées, évitant Biskra et Bou Saada, ils avaient rejoint et installé un camp de base dans la forêt déserte de la chaîne des Bibans à l'est d'Aumale. Ils bénéficiaient de nombreuses complicités forcées ou consenties. Les bandes avaient reçu l'ordre de faire une diversion à l'extérieur d'Alger où la pression brusquement, éprouvait les combattants de la casbah. Mahmoud avait su persuader quelques habitants des douars voisins du barrage de les guider. Ils avaient ramené deux blessés de leur attaque : un tireur au fusil mitrailleur avait reçu une balle dans le bras et un des lanceurs de roquettes était mort en chemin d'une hémorragie, une balle lui avait traversé la poitrine et rien n'avait pu être tenté. On l'avait enterré sommairement dans la forêt, dissimulant la tombe sous des branchages. Il enverrait plus tard un marabout pour faire la prière des morts. Ils restaient vingt-trois, y compris deux jeunes du village que Mahmoud n'avait pas voulu relâcher trop tôt les trouvant peu sûrs ; il avait libéré deux autres villageois qui avaient pris part à l'action car engagés ils étaient plus fiables, et impliquaient ainsi le village. Ses soldats avaient de dix-huit à vingt-cinq ans ; pour la plupart, ils étaient éleveurs, gardiens de troupeau. Ils connaissaient bien la montagne rude par leur vie fruste d'anciens nomades sédentarisés, toujours prompts à prendre les armes. Ils avaient gardé des contacts réguliers avec leur famille, quelques-uns étaient mariés et pères de famille.
               Un berger les avait avertis du bouclage à l'est par les parachutistes. Ils avaient obliqués. Puis, à la jumelle ils avaient vu les mouvements de troupe sur la route près du col, qui coupaient leur ligne de retraite vers la grande forêt au sud. Ils avaient essayé de rebrousser chemin vers le nord, mais ils avaient encore aperçu les soldats français en mouvement vers eux. Le chef leur avait indiqué alors le piton seule voie de repli. Dans un rapide conciliabule, ils avaient convenu de leur situation désespérée. Mahmoud leur avait rappelé le serment des Moudjahidin : s'il le fallait, mourir pour l'Algérie indépendante et aller au paradis des martyrs. Aucun n'avait récriminé : c'était la volonté d'Allah ! Mektoub, on se battrait jusqu'au bout ! Il les avait cependant autorisés à se rendre une fois leur dernière balle tirée, mais à la grâce de Dieu, car on répétait que les parachutistes de Massu ne faisaient pas de prisonniers au combat. Par malheur il ne leur restait pas beaucoup de munitions les groupes des fortins les avaient usées rapidement : il restait six roquettes pour les deux bazookas et chaque homme disposait de deux ou trois chargeurs ou d'une demie cartouchière pour ceux équipés de fusils antiques ; plusieurs portaient des grenades défensives.
    Mahmoud avait organisé la défense sur deux rangs ordonnant, en dernier ressort leur fuite en dévalant dans les grands éboulis qui se trouvaient dans leur dos vers la route en bas qui aurait du être leur salut. Il y serait plus facile de se défendre en combat rapproché même si l'ennemi avait une position dominante. D'abord ils résisteraient le plus longtemps possible pour affaiblir les assaillants en profitant de leur position en surplomb et des rochers qui faisaient des postes de tir imprenables, chacun de leur tir devant être calculé et économisé. Après il avait espoir que quelques-uns puissent s'échapper.

                Pendant que les rebelles s'installaient pour soutenir l'assaut, plus bas on le préparait. Les paras convergeaient et avaient fait leur jonction avec les chasseurs. Ils étaient très bien équipés, organisés en groupes autonomes d'une vingtaine d'hommes. Ils disposaient de fusils d'assaut à cadence rapide, de pistolets mitrailleurs, de lance-grenades, et même de petits mortiers portables de soixante millimètres. Des mules porteuses de munitions complétaient la panoplie.
              Le piège avait bien fonctionné et les assaillants de la nuit étaient devenus le gibier que la meute allait forcer. Le colonel avait conçu de les prendre à revers et de les empêcher de se glisser dans le glacis au milieu des rochers éclatés où le combat deviendrait plus dur et plus meurtrier. Il ordonna que les chasseurs du contingent progressent encore un peu, au tiers de la hauteur du mamelon, en se retranchant sur la pente la plus douce et tiraillent de loin pour fixer les rebelles. Il avait déjà lancé ses paras à l'assaut du piton par l'ouest pour occuper les éboulis avant eux, en espérant que l'ennemi ne s'y retranche immédiatement abandonnant la défense stratégique du sommet : il y aurait gagné en protection, même s'il renonçait à profiter du point dominant d'où il pouvait voir ses soldats arriver de loin.
    Alors que les paras progressaient, le capitaine Arnaud fit avancer rapidement sa compagnie vers le sommet qui se dressait maintenant à quatre cents mètres. Il profita d'une strate de rochers en dénivelé pour abriter les hommes par petits groupes espacés tous les cinq à six mètres, leur recommandant de renforcer par de gros cailloux leur emplacement de tir. Au bout des dix minutes fixées les FM reçurent l'ordre d'ouvrir le feu sur la partie moyenne du mamelon et en aucun cas sur la crête où devaient aboutir les parachutistes. En même temps des mitrailleuses lourdes crachèrent pendant quelques secondes. Puis le colonel à l'aide d'un porte-voix lança un appel aux fuyards, en Français d'abord puis en Arabe : " Rendez-vous, vous aurez la vie sauve, ne nous forcez pas à donner l'assaut. Vous serez traités décemment. Inutile de faire des morts des deux côtés. Si vous ne vous rendez pas, nous monterons à l'assaut dans cinq minutes et vous serez anéantis. Pensez à vos familles !".
               Un long silence de plusieurs minutes suivit l'écho du haut parleur dans la montagne. Chacun se tenait prêt de son côté à ajuster et tirer l'adversaire. Gilbert inquiet, pensait que dans l'intense fusillade qui allait suivre personne ne remarquerait où ses balles iraient se perdre. Son camarade le plus proche était à cinq mètres, il pourrait aisément faire semblant de se battre.
                L'ordre courut : " Approvisionnez ! Tenez-vous prêts à ouvrir le feu " . Une fusée rouge monta dans le ciel : c'était les paras qui débouchaient sur la crête, ils avaient pris position derrière l'ennemi. La surprise était totale, les rebelles avaient été joués. Les paras avaient ouvert un feu d'enfer dans leur dos en progressant par bonds. Les fellaghas tiraillaient au hasard sur les paras qui arrivaient nombreux et les fixaient au sol à moins de trente mètres.      Quelques Arabes faisaient mouvement, mais ils étaient rapidement fauchés. Deux roquettes furent tirées sans qu'on puisse voir leurs dégâts. Les explosions des grenades ponctuaient le tir des armes automatiques. Le premier rang des fellaghas, moins décimé, s'égaya essayant de prendre du champ par de petits bonds rapides de rocher en rocher, qui les rapprochaient de la ligne avancée des chasseurs invisibles. Gilbert fasciné et horrifié, assistait à la jumelle à son premier vrai combat de jour en terrain découvert. Il voyait distinctement les fellaghas s'enfuir, être hachés par les rafales et tomber à terre ensanglantés. Il vit une grenade exploser blessant deux paras. Les détonations des rafales s'entremêlaient et les explosions assourdissantes et continues étaient affolantes. Gilbert bouleversé pensait : "Voilà la mort en marche, c'est là, la véritable mort physique! Ils s'entretuent avec une organisation efficace!" Il était écœuré de cette humanité. S'il avait pu, il se serait jeté au milieu des combattants en criant : "Cessez le feu, et embrassez-vous!". Mais il restait figé, paralysé par la réalité atroce du spectacle, par l'impuissance folle de ses sentiments. Quand allaient-ils arrêter? Une dizaine de rebelles refluait toujours vers eux. L'un d'eux leva les mains, mais il fut abattu sans que Gilbert put voir d'où était partie le coup.
               Ils étaient maintenant à portée de tir de la ligne avancée des chasseurs où était caché Gilbert. Le capitaine lança : "Faites circuler : ne tirez que sur mon ordre et sur les fellaghas identifiés, attention aux paras. Ne gâchez pas les munitions. Prenez vos cibles". Gilbert remarqua à une centaine de mètres un fellagha de petite taille qui portait un burnous gris sur sa tenue ; il fuyait avec une grande agilité. Il avait jusqu'à maintenant évité les tirs rampant de quelques mètres avant de bondir du sol très rapidement plié en deux à un autre endroit. Il avait l'air très jeune. A la jumelle, en une seconde Gilbert vit sa moustache noire et ses cheveux crépus, il tenait une Sten dans son dos et un pistolet à la main. Gilbert quitta les jumelles et tenta de l'aligner sur la ligne de mire de sa carabine, cherchant ses points de repère. Il entendit et transmit l'ordre : "Ouvrez le feu!" Du point de chute du fellagha, il vit les étincelles et la fumée d'une rafale partir vers les paras ; il ne voyait pas le corps allongé plaqué au sol, camouflé par la djellaba couleur de terre. Il vit distinctement une autre rafale. Gilbert ouvrit le feu un peu au jugé, au coup par coup, avec l'idée d'empêcher l'Arabe de tirer, de le gêner. A la septième balle il s'arrêta et attendit. Une rafale partit encore. Il reprit son tir à l'endroit où il avait guetté les fumées et envoya encore une dizaine de balles. Les tirs faiblissaient ; à vue d'œil il n'y avait plus personne debout. Les paras s'étaient rapprochés, on les reconnaissait facilement à leur allure et à leur béret. Les dernières rafales venaient d'eux, ils progressaient doucement avec beaucoup de précautions ratissant le terrain, le doigt sur la détente, lâchant quelques balles pour éviter toute surprise, peut-être sur les corps à terre, retournant les corps et ramassant les armes.
               Le capitaine lança l'ordre de cesser le feu et d'avancer avec prudence. Les voltigeurs sortirent lentement de leur abri et entamèrent une ascension oblique par rapport aux paras. Gilbert était attiré par l'endroit où gisait le fellagha qu'il avait visé. L'avait-il touché? Il avait fait apparemment son devoir, mais il ne ressentait aucune fierté. Contrairement à son tir de la nuit, il voulait savoir s'il avait du sang sur les mains. Un peu plus vite que les autres il avançait vers l'endroit qu'il avait bien repéré et mitraillé. Prudent il tenait sa carabine en position de tir et restait aux aguets, se présentant par l'arrière par rapport au corps qu'il aperçut recroquevillé tout proche. Deux parachutistes les dominaient maintenant à une vingtaine de mètres quand il vit l'Arabe se tourner légèrement, le regarder avec des yeux flambants de haine pendant qu'il dégageait doucement ses mains. Gilbert, à moins de cinq mètres vit nettement une grenade quadrillée dont il enlevait la goupille avec la bouche. Il aurait dû tirer mais son doigt était paralysé par le regard terrible du blessé. Une rafale balaya le fellagha, le criblant de trous sanglants. Dans un réflexe, Gilbert se jeta à terre dans la pente en criant : "Grenade !". L'explosion fut assourdissante, des éclats sifflants passèrent au-dessus de sa tête. La grenade avait explosé dans la main de l'Arabe qui n'en avait plus. Le sang coulait en fumant de la djellaba, son bras n'était plus qu'un moignon, du sang et de la chair constellaient les cailloux. Il semblait bouger encore : un para lui donna le coup de grâce sans hésitation, avant que Gilbert n'ait pu se relever, complètement atterré par le spectacle. - « Alors, tu as besoin de lunettes, espèce d'idiot, tu n'as rien vu? Tu ne sais pas qu'un homme à terre est toujours dangereux tant qu'il n'est pas mort ? Tu dois voir ses mains, sinon tu dois tirer d'abord et regarder ensuite ! Qu'est-ce que c'est que ces bleus qu'ils nous foutent, nom de Dieu? Tu as eu de la chance aujourd'hui ! » Le capitaine était arrivé, ainsi qu'Ernest. Gilbert rougissait violemment sous leurs regards, mais n'osait parler. Avant que le para ne s'éloigne il lui cria merci, mais l'autre haussait les épaules, continuant d'avancer.
                Il restait quatre survivants de la bande, peut être conservés pour obtenir des renseignements. Un para avait été tué et trois grièvement blessés. La colline grouillait maintenant de soldats. On traînait les corps sur les cailloux et les rassemblait. On récupérait les armes. Quelques jeeps avaient réussi à monter, chargeaient rapidement et repartaient.   La compagnie regroupée, les soldats parlaient à voix basse, assis, allongés, épuisés par la tension nerveuse. Il y avait moins d'une heure, vingt cinq hommes jeunes se mouvaient. Maintenant, c'étaient des cadavres inertes, mutilés, la vie les avait quittés. Personne n'avait le cœur à plaisanter. Beaucoup comme Gilbert, se sentaient endeuillés. Ils n'oublieraient pas de longtemps ce carnage.

               La routine reprit au camp et on ne parla bientôt plus de l'engagement pour s'intéresser aux actions de l'armée dans Alger. Il n'y avait aucune permission accordée malgré la proximité de la grande ville. En dehors du service les loisirs consistaient à jouer au football, au ping-pong ou aux cartes, boire de la bière ou fumer les cigarettes gratuites. On pouvait naturellement lire ou écrire, mais sans pouvoir échapper à la promiscuité, à la tente commune où les lits de camp s'alignaient à un mètre les uns des autres pour la troupe. Les sous-officiers jouissaient d'un carré de deux mètres sur deux, isolé par des toiles. Il y avait cependant la lumière électrique et de l'eau chaude aux douches et aux robinets dans le bâtiment en dur servant de lavoir pour les hommes et les effets.
               Gilbert lisait et écrivait mais moins, car il avait organisé deux équipes de volley-ball et presque chaque jour il passait plusieurs heures à y jouer, prenant plaisir à faire office d'entraîneur. Ernest était dangereux lorsqu'il passait le ballon dans un smash ; il valait mieux ne pas mettre sa figure en face car il l'écrasait littéralement.
    L'ambiance du camp était beaucoup plus agréable et détendue que celle de la garnison de Kaiserlautern. Les saluts et la discipline étaient réduits au minimum, la tenue négligée de rigueur, sauf pour le service; les punitions totalement inconnues. Il y avait quelques contingences : corvées de service à table, de cuisine, d'approvisionnements, d'entretien, de nettoyage, mais les sous-off restaient privilégiés et échappaient aux travaux les plus rebutants. Restaient les gardes et les patrouilles nombreuses de jour ou de nuit, sous la pluie ou dans le froid. Aucun autre incident n'avait été à déplorer. Il y avait fort à parier que la leçon avait porté pour un long temps.

                 Élisabeth hantait l'esprit et les nuits de Gilbert et comme tout un chacun il regardait souvent sa collection de photos et lui écrivait régulièrement, au moins une fois par semaine, en franchise « postale ». La vie forte et saine du camp avait chassé ses tristes pensées naturelles. L'armée bloquant toute latitude de réflexion ou d'action indépendante, il était assujetti à un laisser-aller, à une vacance propices à l'effacement de ses débats moraux.
    Il lui avait raconté son combat en atténuant les risques encourus et l'avait particulièrement entretenue de la dernière sensation éprouvée au cours de son aventure. Il ne pouvait oublier le regard du condamné arabe quand il le tenait à la pointe de sa carabine alors qu'il s'avançait vers lui méfiant mais cependant souriant, presque avec des excuses dans les yeux. Le regard de l'autre l'avait sidéré. Il y avait lu son arrêt de mort, l'agression la plus extrême, un extrait condensé de haine dont il ne se sentait pas responsable. Bien sûr, il lui avait tiré dessus ; bien sûr, il aurait pu le tuer accidentellement. Mais l'autre en avait fait autant et Gilbert avait accepté sa mort. A sa place il serait mort amicalement, à la bonne franquette. D'abord lui ne l'aurait pas tué. A la limite il sentait que pour sauver cet homme à terre, lui, Gilbert, se serait carrément interposé. Oui il allait s'interposer de la manière la plus surprenante pour qu'il ne soit pas achevé. Il aurait même donné beaucoup pour qu'ils deviennent amis. S'il avait vécu, il était persuadé qu'il l'aurait assisté dans son camp de prisonniers, qu'il aurait cherché à lui rendre la captivité plus supportable. Il avait demandé au capitaine s'il était possible de connaître l'identité du fellagha pour retrouver sa famille. Le capitaine l'avait regardé avec de drôles d'yeux, puis agacé l'avait remballé : -"Vous cherchez les ennuis ?!?" 
                 Gilbert concevait que c'était la guerre, il admettait même certaines atrocités, mais il butait sur la haine aveugle. Les nécessités des servitudes militaires pouvaient induire des impératifs réciproques, mais d'une manière idéale il voyait la guerre à la manière ancienne, livresque : "Messieurs les Anglais, tirez les premiers !" Il aurait aimé serrer la main de cet ennemi, s'excuser d'avoir tiré sur lui ; il aurait même pardonné au fellagha s'il l'avait tué le premier. Gilbert restait un peu sur sa faim. II aurait voulu expliquer à l'Arabe qu'il ne le haïssait pas, qu'il ne lui voulait aucun mal. Mais l'autre l'exécrait. Pourquoi ? Parce qu'il faisait partie de l'ennemi, de l'oppresseur ; peut-être avait-il personnellement souffert, avait-il subi des offenses de la part de ses compatriotes. Il était resté retranché dans sa haine, intouchable, maintenant isolé dans sa mort, et Gilbert isolé dans sa vie. Il regrettait tant de n'avoir pu le connaître davantage, de la même manière qu'il aurait aimé connaître les jeunes idéalistes du groupe de la Rose Blanche condamnés et exécutés par Hitler. Il était conscient de la singularité de ses pensées, mais elles avaient pour lui consistance. Avec du courage et de la bonne foi on pouvait imposer certaines orientations à l'adversité, donner une cohésion pour œuvrer au rapprochement. Quelles épreuves l'autre avait-il endurées pour aller au fond de ce désespoir, de cette aversion? Peut-être avait-il vu sa mort, se sentait-il trop jeune pour mourir? Peut-être tenait-il beaucoup à la vie et avait-il de bonnes raisons pour s'emporter ? Non ! Cela n'aurait pas été le même regard d'adieu : à cette seconde il ne pensait ni à sa vie, ni à sa mort, il voulait tuer Gilbert, ou quelqu'un d'autre. Il n'avait pas assez tué. Ce n'était pas non plus un regard de fou : il était volé! Gilbert ressentait pour lui une grande compassion. Il lui avait volé sa propre mort. L'autre était mort sans avoir la délectation de l'avoir occis. Danan en arrivait à penser que lui-même devait se sentir coupable car il avait refusé à cet homme la consolation de l'avoir descendu. Il concluait qu'il lui avait refusé égoïstement sa mort. Le Kabyle serait certainement parti soulagé s'il avait supprimé un homme de plus. Il avoua bêtement mais avec humour à Élisabeth que malgré tout l'intérêt et les sentiments fraternels qu'il éprouvait pour cette victime, il ne l'aurait pas satisfaite par principe. Il aurait aimé l'aider, le soulager profondément, le traiter comme un ami, mais il ressentait que la vie de l'homme était sacrée, que personne ne devait y attenter, même soi, parce que l'homme était consacré, il avait une mission plus forte que ses désirs personnels : servir l'humanité avec les moyens et à la place que le destin lui attribuait, pour, à la fin des temps, devenir le dieu vivant.

                 Ce résistant resta figé dans la mémoire de Gilbert comme un diable innocent et pur, mais aussi comme une grande peur ; il ne put jamais le séparer du concept de la mort dont il avait été son reflet.
    Gilbert narrait aussi à Élisabeth des anecdotes plus charmantes et poétiques de sa vie militaire. Par exemple pendant un garde, il avait écopé de la faction du matin au poste nord.
                 « Par la meurtrière ouverte sur les ténèbres glacées d'une longue nuit de janvier je m'étais lentement fondu avec l'obscurité immense, profonde et mystérieuse, où seul le ciel vibrait de messages étoilés. Baigné par un silence cristallin, immatériel comme un sommeil absent et calme, je veille, minuscule, sur le repos de la nuit spatiale. Mais les signes annoncent l'aube : des étoiles pâlissent dans le mystère de la voûte céleste, le noir du ciel s'altère et se résigne. Des nuances indigo envahissent le halo ; des lancées rougeâtres comme des éclairs sourdent dans un coin bas du ciel, et semblent pousser, digérer la masse sombre des ténèbres qui reculent, refluent sensiblement. Des arbres, les ombres noires retrouvent formes et volumes et se parent de nuances à travers une buée encore grise, mais lumineuse grandissante, semblant sortir de nulle part et pourtant victorieuse. Plus haut le ciel noir se métamorphose, décrivant toutes les nuances du bleu. Soudain à un angle du ciel apparaît une clarté vive qui aussitôt darde des éclairs fulgurants et communique des incendies au dôme des arbres, puis aux reliefs ombrés des collines. Une flamme jaune, blanche, immense jaillit et allume brutalement la terre encore assoupie. Un oiseau, brusquement, messager de l'aube, d'un vol éperdu déchire l'air d'un trait oblique. Son pépiement à tue-tête, fou, brise le silence endormi de la nuit. Son vol n'est pas fini que l'incendie du soleil éclate de toute part en vagues de violente lumière, embrasant les collines et la froide terre. Dans le même instant la nature délivrée se ranime : dix, cent oiseaux en nuée lancent leurs vols effrénés et leurs cris de vie. C'est le nouveau matin. Un jour utile a commencé. »

                Il écrivait régulièrement aussi à Paul, plus rarement à Frédéric qui avait entamé des études médicales en France. Paul présentait la deuxième partie du baccalauréat en Juin ; Gilbert l'encourageait à sacrifier ses loisirs et ses relations pour un labeur personnel. Paul était plus favorable à un travail d'équipe stimulant que Gilbert jugeait moins profitable. Par lui Gilbert avait des nouvelles régulières de la famille et il était entendu que les communications familiales transitaient par son intermédiaire. Père et mère confiaient souvent à ses missives des billets de banque que Gilbert recevait avec plaisir, comme un message d'affection chiffré. D'Allemagne il avait aussi expédié à Hans des cartes postales de Cologne, sa ville natale, sans recevoir de réponse. Dès les premiers jours en Algérie il avait envoyé à Sidi bel Abbés une courte lettre lui annonçant son retour en terre d'Afrique, avec quelques détails sur sa vie militaire. C'était avant la bagarre et le jeune homme avait relégué au fond de sa mémoire cet ami oublieux. Mais un matin tôt il fut demandé au bâtiment administratif où se trouvait le téléphone extérieur. Il fut tout surpris d'avoir Hans au bout du fil qui en quelques minutes lui demanda s'il désirait être affecté à Alger-ville, dans les forces engagées dans le maintien de l'ordre où il pouvait le faire muter : ils seraient voisins. Gilbert alléché accepta aussitôt, malgré une pensée de fidélité à son capitaine et aux nouveaux amis. Il pensa à Ernest et sollicita pour lui le même traitement après avoir couru jusqu'à la guitoune pour avoir son accord. Il donna tous les quelques renseignements nécessaires et ils se quittèrent.

                 Cela avait été si soudain qu'il n'avait pas assez réfléchi. Somme toute il était très bien dans ce campement : il jouait au volley-ball tous les jours, personne ne l'importunait ; après la passe d'armes la région était pacifiée, le service n'était pas difficile, les supérieurs sympathiques. Qu'avait-il fait! Il n'avait même pas pris les coordonnées d'Hans et il ne pouvait stopper sa démarche. Il doutait de retrouver dans Alger une position aussi confortable. La discipline et la hiérarchie seraient certainement plus aigres et le service plus dangereux. Il s'insultait tel qu'en lui-même. Il ne dit rien à Ernest de ses regrets faisant miroiter la possibilité d'avoir des perms et d'aller à Oran. Mais il lui recommanda de ne pas en parler aux copains afin de ne pas passer pour se tirer par piston. Une semaine passa, et il fut convoqué chez le capitaine. -"J'ai reçu un ordre de mutation pour vous, on vous a rattaché aux forces du maintien de l'ordre dans Alger, à l'entretien du matériel du 1er REP". Le capitaine dit cela avec un air d'enterrement tout à fait compréhensible pour Gilbert. " C'est vous qui avez demandé cette faveur? Je croyais que vous n'aimiez pas la bagarre! ?" C'est un malentendu, mon capitaine. C'est un ami militaire qui croyait me faire plaisir et j'ai accepté par inadvertance. J'aurais finalement préféré rester avec vous, mais je crois que maintenant il n'y a plus rien à faire ?" -« Et bien non ! Il n'y a rien à faire ! Vous vous en remettrez ! Soyez prudent, les attentats à Alger sont quotidiens. Revenez nous voir, nous ne sommes pas très loin. Dujardin vous accompagne, il est au courant ? » -" Oui, mon capitaine." Surveillez-le là-bas. Bonne chance ! Quand vous aurez bouclé votre paquetage, je vous ferai accompagner par une jeep, c'est plus sûr. " Merci, mon capitaine". Il salua, mais l'officier lui tendit la main qu'il serra en lui souriant alors que leurs regards se croisaient amicalement.


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