• Chapitre 14 :   

     Mon Général, où est l'honneur?

     

     

     

    Le dix sept février, Hassen Rabah se faisait capturer au cours d'une rafle surprise. Le commandement militaire lui arrachait par la souffrance des noms et des adresses. Remontant inexorablement les maillons de la chaîne, Massu extorquait des informations de toutes sortes : la réalité des pourparlers secrets entre le gouvernement et le FLN - dont il arrêtait les intermédiaires officieux scandalisés- les planques des plus hauts dirigeants de l'insurrection dont il manquait d'un fil l'arrestation, à l'exception Ben M'Hidi. C'était un des cinq chefs historiques, théoricien, tacticien de la révolution, idéaliste pragmatique , oranais, pour lequel Bigeard ressentit quelque affinité au cours des discussions professionnelles qu'ils eurent amicalement, avant qu'il ne donne l'ordre de le fusiller. Massu était arrivé à son but : la rébellion dans Alger était pratiquement matée. La population arabe, conditionnée, avait exprimé le plus gros de ses opposants. Il ne manquait à son tableau de chasse que Yacef Saadi, le renard de la Kasbah, qui se glissait de cache en cache et ne conservait de contacts qu'avec une poignée de fidèles. Yacef avait fait sortir de la souricière le plus gros de ses troupes les envoyant par petits groupes dans les Aurès prêter main fortement aux feddayin dans les opérations pour détourner l'attention d'Alger. Sauf Ben M'hidi le martyr, les quatre autres membres directeurs du Comité Exécutif s'étaient dispersés. Ces grands politiciens, à part Ben Bella maintenant emprisonné, se trouvaient à l'abri à l'étranger et disposaient des ressources considérables alimentées par les pays frères et par l'impôt révolutionnaire perçu par ses troupes. Yacef se retrouvait affaibli, isolé, sans moyen, avec un minimum d'hommes et de matériel. Mais il comprenait que s'il baissait les bras la victoire de Massu serait totale. Il décidait de continuer avec les débris de son armée, fractionnait ses effectifs dont deux jeunes filles intrépides et aguichantes expertes dans l'art de passer les barrages grâce à leur séduction.

    C'est alors que déguisé en femme et escorté de ses derniers fidèles il tentait d'approvisionner en munitions son adjoint Ali la Pointe, qu'il tombait sur une patrouille des Zouaves de Costa. Elle capturait une des jeunes filles. Yacef tenta alors de la supprimer pour l'empêcher de parler. Il ouvrit le feu sur elle, la blessant grièvement. Lui parvenait à s'échapper dans le dédale des ruelles. Malgré le bouclage immédiat, Yacef disparaissait encore dans une de ses caches dissimulées dans les bas-fonds. Djemila, comprenant le geste impitoyable de Yacef, ne divulgua que des broutilles, malgré que par deux fois Yacef ait envoyé un tueur pour l'achever dans sa chambre d'hôpital.


              Le FLN dans les montagnes de Kabylie, dans les Aurès, constituait à partir de la Tunisie de nouvelles troupes nombreuses et bien armées : plusieurs milliers d'hommes s'étaient infiltrés et menacèrent bientôt la sécurité du bled et des agriculteurs. Leurs embuscades retentissantes coûtaient la vie à une centaine d'appelés et à l'encadrement de métier - ainsi qu'à plusieurs centaines d'Algériens coopérants massacrés sur décision des politiques en exil. Bigeard et son 3° Régiment de Chasseurs Parachutistes repartirent dans les montagnes. Yacef à Alger sentit la pression faiblir. Aussitôt il passa à l'action : ses hommes assassinaient deux paras, affront suprême pour les troupes de choc, déclenchant la réaction escomptée : un massacre dans la population arabe. Une vague de réprobation contre l'armée s'enfla dans la métropole éloignée.
              Le trois juin, trois lampadaires en fonte explosaient en plein cœur d'Alger aux arrêts d'autobus. Plusieurs dizaines de morts dont beaucoup d'enfants, une centaine d'estropiés avivaient la haine des Pieds-noirs.

    Le dimanche suivant par une belle journée favorable aux déplacements et aux distractions dominicales, au Casino d'été, une énorme bombe était cachée par Ali la Pointe sous l'estrade où se produisait le grand orchestre de Lucky Starway, idole de la jeunesse algéroise. Il obtenait un résultat identique fauchant en majorité des adolescents des deux sexes ; le grand musicien était coupé en deux, une centaine de victimes étaient mutilées des jambes, quatorze furent amputées des deux membres.
               La mesure n'était pas comble : à la douleur vinrent s'ajouter les outrages de la métropole. La population française, à l'abri et mal informée par les médias, condamnait l'emploi de la torture ainsi que la répression qui avaient permis de sauver des centaines de vies algéroises. Le gouvernement décidait d'envoyer Mendès France le liquidateur de l'Indochine pour censurer l'armée, rempart ultime entre la population et les tueurs. Les tractations sordides et souterraines entre le gouvernement en place et le FLN devenaient le secret de Polichinelle ; elles étaient menées par des politiciens parisiens ambitieux afin d'organiser le retrait bâclé de la France, et se faisaient dans le dos des principaux intéressés.
              A Paris Ali Chekkal, la seule personnalité arabe luttant pour une osmose franco-algérienne, était assassiné sans égard par le FLN pour couper tous les ponts fraternels. Comble d'incompréhension le jour même de l'attentat horrible du Casino de la Corniche, René Coty président de la République signait par inadvertance la grâce de huit Algériens condamnés à mort pour faits de terrorisme sur la population française.

     Les cercueils n'étaient pas fermés qu'une rage désespérée et inexorable montait dans le cœur des Petits-blancs prostrés. Leurs morts s'appelaient Perez ou Smadja ; ces communautés se trouvaient soudées dans la douleur des parents perdus ou mutilés, attisée par un sourd chagrin ressenti devant l'injustice méprisante ou tout au moins l'indifférence à leur sort démontrées par les journaux et la radio métropolitaine agités par le déplacement estival des centres médiatiques vers la Côte d'Azur. Le gouvernement impuissant avait tout juste assez d'énergie pour magouiller son maintien précaire alors que l'Algérie française se persuadait de plus en plus de son rejet réfléchi par la mère patrie, de son désir d'étouffer leur calvaire et même du souhait subconscient de leur mort libératrice que concrétisa plus tard, avec un grand courage, le Général de Gaulle prenant sur lui de trancher enfin ce nœud gordien.
            A Alger, dans une connivence spontanée, un consensus émergeait des composantes de la population pour ne pas accepter le rôle passif qu'on entendait lui faire jouer. La formule "la valise ou le cercueil" commençait à faire florès et à prendre une consistance panique dans les esprits. Depuis quelques mois l'apparente complicité des instances gouvernementales métropolitaines avec le FLN démentait ses déclarations solennelles. L'incertitude qui planait quant au sort qu'on lui réservait avait aidé à l'éclosion de comices politico-utilitaires, mixture de cafetiers forts en gueule, de pseudo paramilitaires, alimentés en informations et en directives manœuvrières par des politicards ultra opposés à tout compromission qui aurait pu entamer leur hégémonie. Cela aboutissait à une culture anarchique de l'émeute, à des réactions épidermiques désordonnées. Elles disposaient de certaines infrastructures, émission de tracts, messagers de la rue, groupuscules de meneurs de foule provocateurs, au service d'une opposition exacerbée par le vide gouvernemental. Elles étaient favorisées par la complicité aveugle de la population affolée, et aussi la tolérance des autorités locales. Elles s'emparaient maintenant de la détresse des familles éprouvées, pour s'imposer comme ils l'avaient déjà expérimenté lors du départ du gouverneur Soustelle, puis de la venue de Guy Mollet et lors des obsèques du Président Froger assassiné.
              Au cours de l'inhumation des victimes du terrorisme, l'habitude était prise de manifestations de force, de mots d'ordre de grève. La solidarité spontanée à la mode FLN était encouragée par quelques menaces ou exactions afin d'obtenir l' unanimité du clan dans la révolte. Cette fois-ci les motifs ne manquaient pas pour réclamer la vengeance et des représailles orientées et aveugles que ne demandaient peut-être pas les victimes ou leur famille.

     
              Le onze juin tous les acteurs du drame algérien se retrouvaient dos à dos et face à face, comme dans une tragédie grecque : le FLN et les Arabes retranchés en force dans la Kasbah assiégée, l'armée chargée de les protéger, coincée entre les deux communautés, les Algérois noyautés ivres de fureur, le gouvernement français représenté par le Ministre-résident Robert Lacoste flanqué des C.R.S et gendarmes mobiles pour rétablir l'ordre républicain à l'encontre des Algérois ou même de l'armée éventuellement! Ce jour là le destin bascula et les clivages scellèrent l'irrémédiable. 

            Gilbert en perdait la raison : pour la première fois le commandement encadré par des "civils parisiens" donnait ordre à la troupe de maîtriser la population française, de la mater durement si nécessaire ; toute émeute, toute tentative de déborder le quartier arabe devaient être étouffées dans l'œuf sévèrement. Son esprit chavirait : d'abord, il s'était fait violence pour lutter contre les Algériens ; ce jour on lui demandait de faire volte-face, de se battre contre les siens.
               Sa compagnie fut postée tôt le matin sur le marché Clauzel entre Bab-el-Oued et la Ville arabe, avec consigne d'empêcher "coûte que coûte" tout contact entre les deux communautés hystériques. Ce fut une journée démente et horrible, peut-être la plus éprouvante qu'il ait eu à vivre dans son existence.
               D'abord dès le matin des grappes de jeunes sillonnant la ville firent appliquer le mot d'ordre de grève générale : " ville morte " comme on disait, obligeant les magasins à fermer. Les quelques commerçants inconscients qui ouvrirent, même les cafés isolés des faubourgs où auraient pu s'exprimer les opinions, jusqu'aux administrations, baissaient le plus vite possible les rideaux, chacun regagnant rapidement son domicile, intimidé par l'allure menaçante des bandes et l'atmosphère révolutionnaire qui vidait les rues. Puis ces groupuscules d'excités se firent la main sur les échoppes des marchands arabes heureusement absents. Leurs objectifs étaient choisis en fonction de leur isolement, dans des endroits non protégés par la troupe, où l'impunité était obtenue par l'intimidation des témoins, la rapidité des saccages et la fuite. Impossible de savoir si ces dégâts étaient anarchiques ou suggérés par des responsables. Comment reconnaître dans les civils ceux qui travaillaient pour une faction et se camouflaient sous les apparences de patriotes et les gens de bonne foi qui pillaient pour leur propre profit ?
              Les obsèques étaient fixées à midi. A dix heures moins le quart, il y avait plusieurs centaines de manifestants aux abords de la Place Clauzel à circuler autour de la Cathédrale, à chercher le contact avec la population arabe pour un affrontement ; quelques uns ouvertement armés de barres de fer et de chaînes, paradaient, lançant des slogans : "FLN, assassins!", "Les paras avec nous!", "Massu au pouvoir!". Quelques drapeaux français étaient agités au milieu de la ruche bourdonnante. Toute circulation avait été stoppée, les trolleys comme les voitures bloqués sur place, restaient noyés dans la foule impatiente qui grossissait de quart d'heure en quart d'heure. Quelques jeunes convaincus voulaient fraterniser avec l'armée et essayaient d'entamer une conversation avec les paras l'arme au pied, justifiant la manif et la violence : "Y'en a marre, on ne va pas se faire descendre un par un! Que vont devenir les estropiés, ils n'ont droit à rien, le gouvernement ne fait rien pour nous sinon d'assister aux enterrements, après on ne les voit plus! Nous irons jusqu'au bout, s'il faut crever ce sera ici, on se défendra jusqu'à la mort!" Gilbert et Ernest écoutaient côte à côte dans un silence respectueux, évitant d'exprimer une opinion, acceptant les cigarettes qui leur étaient offertes à profusion. Gilbert interrogea sur le déroulement de la journée. La seule chose que les gens savaient, c'est qu'on devait former un cortège à partir du Monument aux Morts jusqu'aux cimetières.
              La chaleur avec le soleil commençaient à monter ; des gens aimables apportaient bouteilles d'eau et canettes de bière aux soldats. Soudain il y eut un flottement dans la foule et des cris. Un petit attroupement se déplaçait, venant d'une rue vers la place. Gilbert comprit quand il vit de loin les mouvements des bâtons s'abattant sur quelqu'un au sol à une cinquantaine de mètres. Sans réfléchir il appela Ernest et deux légionnaires et au pas de course il les entraîna, fendant les groupes qui se dirigeaient vers le rassemblement de plus en plus dense. Il se fraya un chemin en repoussant difficilement les curieux. Les "s'il vous plait" n'avaient pas grand effet et il dut bousculer plusieurs badauds qui se battaient presque pour voir le spectacle. Il entendait : "Sale bougnoule! Putain de Bic! Tu leur diras qu'on ne partira pas!". Chaque insulte ponctuait les coups assénés à l'Arabe. Il leur fallut carrément employer la force pour arriver au premier rang, repoussant des jeunes de quinze vingt ans qui décochaient coups de pied, coups de poing, plusieurs armés de gourdins qu'ils abattaient sur un pauvre homme entre deux âges, qui se traînait au sol essayant de se protéger la tête de ses bras. Il rampait avançant doucement et laissait sur le sol une empreinte sanglante. Il avait perdu un soulier, ses vêtements étaient déchirés, son visage tuméfié présentait un oeil complètement fermé, le sang coulait du nez, de l'arcade sourcilière, du cuir chevelu ; il voulait se relever et avançait par réflexe, car il semblait complètement hébété, s'accroupissant à quatre pattes, essayant de se relever sur les genoux et retombait. Les sauvages ne l'empêchaient pas de se mouvoir mais lui assénaient tour à tour leurs coups rapidement, cédant la place en un ballet ignoble. Gilbert était complètement écœuré, révolté et écrasé devant cette misère. Il essaya de relever le pauvre homme pendant que ses compagnons repoussaient les gens menaçants et furieux de l'intervention : "Laissez-le il n'a que ce qu'il mérite, c'est un bougnoule, c'est peut-être lui qui mettait des bombes!". Le malheureux n'arrivait toujours pas à se mettre debout, retombant à genoux ; Gilbert dut se résoudre à l'empoigner, à le soulever et le soutenir pour avancer, maculant de sang sa tenue. Il n'entendait plus les cris de la foule, il n'avait qu'une hâte : s'en sortir, dépasser ces rapaces qui saluaient son passage d'insultes. Quelques-uns essayaient malgré les soldats, d'allonger encore quelques coups. Un lieutenant avec six hommes vint leur prêter main forte, éloignant les plus méchants. Il était furieux : "Qui vous a donné l'ordre de quitter votre poste?", mais Gilbert n'entendait rien ; il était écarlate et peinait à soutenir le bonhomme flasque, jusqu'à ce qu'un légionnaire vienne l'aider de l'autre côté. Il était trop bouleversé pour se poser des questions, empêtré entre son casque et son arme et ne pensait qu'à extirper le pauvre bougre. Enfin ils l'allongèrent sur le trottoir, l'inondant avec l'eau des manifestants. Il geignait faiblement maintenant. Gilbert essayait de lui parler et le secouait doucement :" Alors, ça va mon vieux? Vous entendez?" Au bout d'un moment il reprit conscience. On le fit boire, on humecta son visage boursouflé et sanglant, on put en tirer quelques mots : "Ji travaille boulanger, ji rentrais chez moi, I m'ont rattrapé, I m'ont volé li papiers i l'argent i li pain!" ? " Tu peux rentrer chez toi?" ? " Oui, mon capitaine".? " Attends!". Gilbert alla voir le lieutenant pour lui expliquer que l'Arabe avait perdu ses papiers dans la bagarre. Pouvait-il lui faire une attestation pour le commissariat, autrement il aurait encore des ennuis. "Débrouillez-vous, veux pas savoir!". Muni de cette autorisation, Gilbert rédigea une explication sur une feuille de carnet à souche dans l'espoir que la victime n'ait pas d'autre ennui. Il expliqua le papier au pauvre homme, y joignit le billet de dix mille francs qu'il portait sur lui et les lui remit, l'accompagnant sur quelques mètres pour savoir s'il tenait bien debout. L' Arabe lui prit la main, répétant plusieurs fois "Merci, Merci!" et s'éloigna en clopinant et titubant.

     
               En ville le bouillonnement s'accélérait : lynchages de Musulmans, renversement de voitures dont les conducteurs voulaient absolument regagner leur domicile, destruction de boutiques appartenant aux Arabes, pillages et même incendies se multipliaient dans le tourbillon des bandes de plus en plus nombreuses, de plus en plus vindicatives. Les cortèges de patriotes chantant la Marseillaise, drapeaux en tête portés par d'anciens combattants bardés de leurs médailles voulaient manifester Place du Gouvernement, enfonçaient les CRS qui répliquaient à coups de crosse et de grenades lacrymogènes.
               Les premiers blessés furent difficilement évacués, les ambulances des pompiers n'arrivant pas à se frayer un passage ni pour les blessés ni non plus pour les incendies. Les fumées s'élevaient maintenant dans le ciel comme des signaux pour les assiégés de la Kasbah galvanisés par les discours vengeurs de Yacef Saadi et de ses hommes : "S'ils nous cherchent, ils nous trouveront! S'ils croient tous nous tuer ou nous frapper comme les pauvres victimes qu'ils nous envoient comme message, on va leur montrer que ce ne sera pas facile!". Quelques milliers d'Arabes armés de matraques, de couteaux de cuisine, quelques uns d'armes à feu s'étaient dirigés vers les sorties de la ville Arabe aux cris de "Ya, Ya, Algérie! Ya, Ya l'Indépendance! Ya Ya Ben Bella". Ils agitaient même quelques drapeaux vert et blanc frappés du Croissant. Des renforts furent envoyés aux paras qui se tournèrent précipitamment vers ce nouveau danger dans leur dos. Gilbert et toute la compagnie se hâtèrent de placer les chevaux de frise amenés par les véhicules aux couleurs verte et rouge de la Légion, pratiquement les seuls à pouvoir encore plus ou moins circuler. Gilbert vit passer Massu en jeep fanion étoilé, escorté de deux paras sur les sièges arrières ; il lui trouva un visage d'aigle en concordance avec sa réputation de baroudeur.
                Les évènements dépassaient l'entendement de Gilbert. Il subissait, comme la plupart des Algérois, les volte-face de la situation qui étaient imprévisibles et pouvaient être catastrophiques d'un instant à l'autre, d'un côté ou de l'autre. Il soufflait un vent de folie, tout pouvait arriver! Il restait psychologiquement paralysé, subjugué. L'ambiance révolutionnaire soumise au moindre incident, pouvait dégénérer en une explosion sanglante tant du côté des Arabes que du côté des Européens ou des CRS. Seuls les paras restaient hors du malstrom pour l'instant, au centre du cyclone, tempérant par leur présence.
               Vers midi dix mille personnes, dont les Unités Territoriales en armes, suivaient les trois principaux enterrements vers les cimetières confessionnels, faisant éclater les barrages de CRS. En réponse aux grenades lacrymogènes des pavés leur étaient lancés faisant de nouveaux blessés. Après les inhumations la foule en délire, comme une vague dans le ressac, se jetait sur les forces de l'ordre, police, armée, CRS. laissant derrière elle quelques morts, une centaine de blessés dont un grand nombre de Musulmans. Une centaine de magasins et de voitures étaient incendiés et pillés avec le même élan. Deux centaines de manifestants en flagrant délit étaient retenus grâce au déploiement de toutes les troupes disponibles dans la division. L'investissement de la prison où se trouvaient les terroristes graciés fut évité par miracle. Les paras avec Gilbert avaient couru au gré des besoins, d'endroits critiques en cordons de retenue jusqu'au couvre-feu ordonné par Robert Lacoste. Les Algérois se couchèrent enfin laissant dans la ville choquée épaves noircies, devantures crevées, haine, peur, amertume.

            Cette journée de révolte provoqua l'investiture d'un nouveau président du Conseil qui gratifia l'Algérie d'un beau discours : il promit "à l'ensemble des populations la construction d'une Algérie nouvelle". Ils obtinrent aussi le retour dans Alger du Colonel Bigeard. Il faisait contre mauvaise fortune bon cœur et offrait à nouveau à ses paras une reprise en mains du terrorisme, et des provocateurs, dédaignant les jugements peu amènes exprimés en Métropole sur ses méthodes avalisées par Massu et l'état-major. Le gouverneur Lacoste et le général Salan mêmes, ne connaissaient aucune autre recette pour extirper les poseurs de bombe de la Kasbah ; ils avaient fait tant de mal à la ville que chacun ici baissait la tête et acquiesçait.

    En quelques jours Bigeard renforça l'isolement de la Kasbah, décupla les patrouilles. Pour être encore plus efficace il adjoignait aux paras et aux zouaves des policiers Pieds-noirs et un corps de Musulmans dévoués adversaires du FLN qui avait décimé leurs familles, les "bleus de chauffe". Rapidement il mettait hors d'action une des plus dangereuses équipes de poseurs de bombes, numéro deux dans l'organisation de Yacef. Bagdad fut capturé; Kamel et Mourad se firent sauter à la bombe après avoir résisté et tué plusieurs assiégeants manquant de peu de souffler Bigeard. Des dizaines de bombes dont certaines énormes étaient saisies, ainsi que des documents secrets prouvant les tractations de Yacef Saadi avec Paris pour troquer les exécutions des terroristes capturés contre la suspension de la pose des bombes.

    Massu resta de marbre et n'infléchit pas sa ligne de conduite : réduire à toute force les terroristes et Saadi. Même les autorités locales appuyées par l'opinion publique algéroise n'acceptèrent pas les pourparlers ; aussi les bombes, et les exécutions continuèrent. Mais Bigeard resserrait son filet sur Yacef , extirpant successivement plusieurs indices sur sa planque en échange de l'élargissement des terroristes capturés et de transfuges. Son officier de renseignements le Capitaine Chabannes en liaison avec celui des légionnaires le Capitaine La Bourdonnaye le situait enfin dans la maison même de Fatiha Bouhired, une amie personnelle chez qui Chabannes dégustait chaque semaine un excellent couscous kabyle, à quelques mètres de Yacef !

     Massu était avisé et toutes les unités de paras mises en alerte : on tenait Yacef !

    La veille au soir la nouvelle avait fusé comme une traînée de poudre dans les rangs des forces de l'ordre : on avait fixé Yacef le renard, celui qui échappait depuis plus d'un an à toutes les souricières et ordonnait les attentats à la bombe à son gré. Dès l'aube le quartier était cerné, des soldats disposés sur tous les toits, devant chaque maison, à chaque angle des ruelles. Les Bérets Verts auxquels Gilbert était rattaché, étaient aux premières loges ; c'était eux qui avaient obtenu le renseignement primordial. L'anxiété et l'excitation s'emparèrent de la troupe ; on se préparait au même type de scénario que lors de la "capture" en morceaux de Kamel et Mourad les disciples de Yacef , qui s'étaient piégés à une bombe explosant à quelques mètres de Bigeard.

    Yacef était un jeune homme de vingt cinq ans, petit de taille mais bien balancé, au visage clair et intelligent barré de moustaches brunes. Il n'avait plus le moral : Il avait contracté une vilaine grippe pernicieuse qui ne voulait pas passer et le fatiguait, accentuant sa dépression. Malgré les exhortations de Zohra sa compagne et complice, les pressentiments d'Ali le travaillaient. Il avait vu tomber progressivement tous ses réseaux par la délation. Ali la pointe aurait voulu finir en beauté par un coup d'éclat. Faire une sortie les bombes à la main pour laisser un souvenir cuisant dans les mémoires. Lui parlementait jusqu'au bout ; malgré les pressions et les contacts Massu n'avait pas changé sa détermination : les exciser de la Kasbah. Les colonels Bigeard, Godard, et Jeanpierre pour les paras, le pire, le harcelaient sans cesse capturant de proche en proche ses agents, éventant les cachettes de matériel et de bombes : plus d'une centaine étaient tombées entre leurs mains l'obligeant à réduire son action. L'interdiction de faire entrer des matériaux de maçonnerie dans la Kasbah l'empêchait d'en faire de nouvelles. Les gens refusaient maintenant de coopérer, craignant d'être assimilés aux terroristes et de disparaître purement et simplement après un interrogatoire.

    Ses relations avec le gouvernement français par l'intermédiaire de Germaine Tillion et des services secrets, sur lesquels il comptait pour faire baisser la pression, n'avaient pas abouti et n'avaient influencé en rien les ordres de Massu : il avait la pêche contre lui. Yacef ne sortait plus, même déguisé en femme derrière un haïk ; le risque était trop grand de se faire prendre bêtement avec les quelques hommes de main qu'il lui restait dans la Kasbah, comme Abibou son dernier agent de liaison. Il ne comptait que sur Ali, son seul ami sûr et fidèle jusqu'à la mort, il en était certain.

    Abibou avait tourné casaque pour sauver sa peau et il paradait maintenant dans la Kasbah suivi à distance par une patrouille de légionnaires à qui il indiquait tous les sympathisants qu'il connaissait. Ali avait voulu lui régler son affaire et Yacef avait eu juste le temps de le retenir que surgissaient les bérets verts derrière lui. Heureusement que ce renégat ne connaissait pas sa cache personnelle. Seuls Ali et sa compagne Hassiba, et Fatiha Bouhired sa logeuse savaient l'astuce. La maison de Fatiha au 3 rue Caton jouxtait le 4 appartenant à un chef de réseau Mahmoud. Des caches avaient été aménagées dans chacune des deux bâtisses avec un passage entre. Celle du 3 où il logeait était restée ultrasecrète. Yacef recevait tous ses adjoints au 4 puis regagnait subrepticement le 3 où il vivait avec Zohra Drif, combattante de la première heure, ( poseuse de la fameuse bombe du Milk-bar qu'il avait désigné pour répondre au massacre aveugle de la rue de Thèbes ). Pour brouiller sa piste il avait eu une idée géniale dérivée des ruses apprises à l'instruction. Il avait envoyé Fatiha sa logeuse, tante d'une de ses jeunes filles combattantes, dévoiler plusieurs caches d'armes aux parachutistes du 3ème RCP. Leur officier de renseignements le Capitaine Chabannes, était venu interroger lui-même Fatiha. La vieille l'avait tellement embobiné qu'il vint à plusieurs reprises en toute amitié, manger le couscous, la tadjin et les mekrouds qu'elle peaufinait pour lui. Il était tellement satisfait de ses services et de sa cuisine qu'il lui avait remis une carte spéciale d'indicatrice, lui permettant de sortir aisément de la Kasbah et d'échapper à tout contrôle en cas de rafle. Souvent lui Yacef, caché dans la salle de bains, entendait le capitaine deviser aimablement avec son hôtesse des malheurs de l'Algérie et il avait du mal à s'empêcher d'en rire. Mahmoud s'était fait pister en allant chercher du courrier envoyé par un traître dans une boîte aux lettres habituellement desservie par un gamin insoupçonnable, malade. Le n° 4 était maintenant sous surveillance comme il l'avait observé par l'ouverture faite dans sa cachette. Au premier étage du 4 il y avait la planque qui lui servait de réception, et au second près des terrasses la cachette secrète d'Ali la Pointe et de son amie Hassiba Ben Bouali, une autre porteuse de bombes. Aussitôt, il avait ordonné à Ali et Mahmoud l'interdiction de toute sortie et de tout contact. En cas d'urgence ils devraient communiquer par message lesté lancé au travers des terrasses contiguës, récupéré de nuit.
               Chabannes flairait qu'il y avait un mystère autour de la maison du n° 4. Par le passé elle avait été fouillée deux fois sans succès. Il avait réussi à piéger, par un agent retourné, le courrier personnel de Yacef un certain Mahmoud. Craignant de couper le fil il plaçait discrètement la maison sous la surveillance des bleus de chauffe en civil, dans l'espérance de sorties des occupants. Mais rien depuis plusieurs jours.

    Quelques jours plus tard par un chaud après-midi du mois de septembre, à la fin d'une magnifique journée, deux gendarmes en patrouille de routine déambulaient aux abords de la Kasbah lorsque leur attention était attirée par un Musulman pressé, porteur d'une sacoche. Le déclic du gendarme jouait : ils arrêtaient le suspect pour contrôle d'identité et fouille. Le quidam énervé produisait un laisser passer signé par le cabinet du Président du Conseil Bourgès-Maunoury lui-même, mais tentait de dissimuler un autre imprimé que les gendarme aperçurent et identifièrent comme un laissez-passer du FLN. Embarrassés par cet oiseau, ils le menaient au poste militaire le plus proche : celui de la Kasbah tenu par les légionnaires du 1er REP. Hadj Smaïn fut trouvé porteur de documents si importants que le colonel Jeanpierre et son capitaine des renseignements La Bourdonnaye arrivaient aussitôt pour le cuisiner. Le Capitaine Chabannes était aussi alerté et les deux spécialistes tentaient d'éclaircir les tenants et les aboutissants de ce drôle de mercure. Imbu de son importance, peu intimidé, Smaïn faisait valoir qu'il était tenu au secret, qu'il agissait comme intermédiaire pour le gouvernement français qui soutenait l'action de Germaine Tillion afin de convaincre Yacef Saadi de mettre fin aux attentats ; il préparait une nouvelle rencontre avec lui. Mû par une inspiration soudaine, Chabannes lançait : "? Alors tu as vu Yacef rue Caton aujourd'hui?" -" Oui. " ? " Au 4? " ?" Non, au 3. "
               Ce fut une illumination ; il ne put s'empêcher de se traiter de tous les noms : la vieille l'avait bien entortillée! Ce fut le branle-bas de combat. Bigeard et Godard prévenus laissaient la direction des opérations au colonel Jeanpierre et à ses légionnaires. A cinq heures du matin une fois de plus la cohorte des camions, la routine des barrages se mettaient en action, en alerte renforcée. La rumeur enflait : on allait cueillir Yacef ! Un triple rang de paras encerclaient le quartier, le premier ceinturant rapidement le pâté de maisons. A sa tête le Colonel Jeanpierre en personne menait les opérations entouré des capitaines La Bourdonnaye et Chabannes. La compagnie de l'adjudant Müller, vieille connaissance de La Bourdonnaye, les entourait. Müller donnait quelquefois un coup de main dans les interrogatoires et le capitaine connaissait le dévouement et l'efficacité d'Hans ; dans ces circonstances la présence du baroudeur le rassurait. 

            Les piétinements de la troupe, l'expression des ordres réveillent Fatiha qui donne l'alerte à Yacef et Zohra. Ils s'engouffrent dans la cache de la salle de bains, y entassant les archives. De nombreuses armes, des grenades, des bombes y sont déjà entreposées. Une ouverture de secours camouflée est dissimulée par un petit panneau reproduisant un compteur, et donne sur la cage d'escalier à un mètre soixante du sol. Elle permet une faible aération et éventuellement une fuite risquée vers la terrasse.

    Dans la rue les préparatifs prennent fin. Des projecteurs sont braqués vers les fenêtres et les toits. Plusieurs escouades de légionnaires sont sur le pied de guerre, balle engagée dans le canon, casque sur la tête. Parmi eux Gilbert et Ernest piétinent, le cœur battant, alignés le long du mur du n° 4, prêts à intervenir avec leur groupe. Ils sont au premier rang. Devant eux, Hans avec deux légionnaires, les deux capitaines et le colonel Jeanpierre grimpent au premier étage du n° 3 où Fatiha les attend déjà avec la carte spéciale à la main. Chabannes la prend avec un sourire forcé. Jeanpierre crie : "Yacef, sors de ta cachette. Nous savons que tu es malade. Rends-toi. Nous ne te ferons rien! Assez de morts!" Dans l'étroite cache Yacef reste silencieux : il a du mal à repousser Zohra à moitié nue qui s'agrippe à lui affolée, sentant la mort. Des coups de pic résonnent contre la cloison. Ils ne vont pas tarder à faire tomber la murette. Yacef saisit une grenade, la dégoupille, attend quatre secondes ; d'un violent coup de poing, il fait sauter le panneau de secours et fait rouler la grenade vers l'entrée de l'appartement. Le colonel se retourne vers le bruit et se dirige vers la porte au moment où la grenade explose. Il est grièvement atteint, criblé d'éclats, mais garde sa lucidité. On l'évacue en catastrophe par la fenêtre tandis que les paras, le doigt sur la gâchette, sont prêts à tirailler partout au moindre bruit. On s'évade rapidement par l'étroite fenêtre. Gilbert et Ernest aident les officiers à sauter dans la ruelle. La Bourdonnaye demande à Hans: "Envoyez deux hommes en douce, silencieusement, avec des grenades lacrymogènes". Hans se retourne, Ernest fait un pas en avant, Hans pose son regard sur Gilbert, dans leurs yeux un éclair de défi. Mais Hans appelle ses compagnons le Belge, le joueur d'échecs et l'Espagnol, tous deux de petits gabarits : "Essayez de grimper en silence et de balancer des grenades lacrymogènes dans tous les coins. S'il faut tirer, allez-y!". Les deux hommes, sans une hésitation montent en douceur une grenade à la main l'autre cramponnée à leur arme. Arrivés à mi-hauteur de l'étage l'escalier craque, Yacef les entend. D'un coup, sans regarder, il vide un chargeur de Mat dans la cage. Les deux hommes sont tués, transformés en passoire. Hans s'élance dès que le tir cesse ouvrant le feu, mais Yacef guette et tire ses deux dernières balles le touchant à la cuisse. Godard est arrivé et prend la direction de l'opération. Il s'approche de l'entrée et hurle : "Ca suffit Yacef, rendez-vous sinon je fais tout sauter. Vous êtes foutu!" Une rafale crépite à dix centimètres de ses pieds. Godard, sans bouger, donne ses ordres : quatre mines sont placées le long du mur, dans des trous hâtivement faits au travers de la façade du rez-de-chaussée. " Yacef, pour la dernière fois, rendez vous, les mines sont allumées. Vous avez cinq minutes!". Il crie : " Allumez les mèches". Les légionnaires mettent le feu aux mèches lentes qui fusent doucement. Les soldats commencent à refluer. La-haut, Yacef regarde Zohra prostrée, tremblante ; elle ne dit rien, la tête dans les bras pour ne rien entendre, à moitié asphyxiée par le feu qu'elle a mis aux archives. Il pense à la fin de Kamel et Mourad déchiquetés. Peut-être ont-ils une chance. Il se décide, il hurle: " C'est moi Yacef... Je veux me rendre au général Massu!" ?" Je suis le colonel Godard, adjoint du général Massu, je m'engage à vous traiter en prisonnier de guerre, vous ne serez pas maltraité!" ? "C'est sûr?" ? " Je vous donne ma parole d'officier!"
             Yacef jette son PM dans l'escalier et sort de sa cache ; il est secrètement content : Ali n'a pas bougé, il a donc encore une chance de prendre la relève. Les paras revolver au poing, l'entourent, lui passent des menottes. Il demande qu'on donne des vêtements à Zohra ; il voit avec soulagement qu'elle recommence à vivre. Ils descendent dans la ruelle et montent immédiatement dans une jeep avec le colonel Godard. Les capitaines Chabannes et La Bourdonnaye les suivent mais dans l'excitation du moment ils oublient de donner des ordres au sujet du n° 4 où est planqué Ali la pointe.

    Tandis que les paras se retiraient dans l'agitation des ordres, levant le bouclage, au milieu du reflux Gilbert et Ernest assistaient à l'enlèvement des corps de leurs deux anciens compagnons désarticulés et sanglants. Ces nouveaux cadavres semblaient abandonnés, dérisoires ; leur sang maculait les marches et les pavés sordides. Alors que Gilbert ressentait un impression de gloire déférente envers leur sacrifice, tout se passait en catimini et presque dans la gêne sinon l'indifférence. Un gradé solitaire avait récupéré leur plaque et des infirmiers les avait escamotés dans la distraction énervée des survivants regagnant le cantonnement. Ils n'avaient pas eu de chance, le mauvais sort les avait choisis, cela aurait pu être n'importe quel équipier, il n'y avait pas de quoi en faire un plat. A la Légion on était nourri pour cela, pour servir, être des combattants dévoués et disponibles. Gilbert lui avait mal au cœur. II ignorait qu'ils seraient décorés à titre posthume et inhumés avec les honneurs militaires devant le front des troupes au cimetière militaire de Sidi-Bel-Abbès au cours d'une cérémonie intime de la Légion.

            Ali suivait tous ces évènements de sa cache du deuxième étage, entouré de ses compagnons. Ils avaient le plus grand mal à le retenir, à l'empêcher de bondir pour faire un carnage. Il avait entendu la vieille Fatiha l'avertir en criant, en se lamentant à la mode arabe, avant qu'on ne la fasse taire : "Ne bougez pas, disait-elle, ne bougez surtout pas!" criait-elle dans ses gémissements. Mais il avait le cœur déchiré : son ami et chef allait certainement se faire descendre et lui assistait à la bataille sans pouvoir l'aider. Il percevait les raisons de sa préservation mais lui était un combattant, un vrai moudjahid qui ne comprenait rien à la politique ni à la stratégie. Yacef, lui était un chef, il savait toujours comment mener sa barque. Il pleura quand il vit Yacef prisonnier, vaincu, partir encadré. Un quart d'heure plus tard, c'était incroyable; la Kasbah était vide de tout soldat, les paras étaient repartis les oubliant complètement. Aussitôt ils déménagèrent. Mahmoud partit en premier ; puis Ali, Hassiba et son petit cousin Omar le rejoignirent dans une cache secrète rue des Abderamanes.
              Quelques jours plus tard la légion portée par sa victoire sur Yacef et décidée à en finir, découvrait leur nouvelle retraite. Afin d'éviter de s'exposer elle minait immédiatement la maison où ils se trouvaient et leur accordait dix minutes pour se livrer. Moins de cinq minutes avant l'échéance Ali la Pointe et ses trois compagnons se faisaient sauter avec un chapelet de bombes. Tout un bloc de maisons s'écroulait sous la violence des explosions et ensevelissait dix-sept Algériens.

            Le général Massu avait à nouveau emporté la bataille d'Alger. Il ne restait aucun élément combatif du FLN dans Alger. La population algéroise jubilait et respirait enfin, l'épouvante se dissipait.

            Gilbert alla voir Hans à l'hôpital Maillot ; la balle ne lui avait pas fait trop de dégâts. Il pourrait bientôt remarcher. Gilbert savait depuis quelque temps avant le siège, qu'Hans faisait partie des sous-officiers chargés de faire parler les fellaghas. Il n'avait pu s'empêcher de se replier et de lui battre froid. Hans l'avait compris. Sa visite n'eut pas le caractère de chaude amitié de leurs précédentes rencontres. Hans voulut s'entrouvrir sur ses idées et motivations et, sur le ton de l'amitié et de la confidence il raconta brusquement son douloureux parcours, de sa voix rauque. Au début, s’exprimant avec gêne, il regardait fixement le pied de son lit. Puis il chercha plus souvent le regard de Gilbert comme pour une approbation, ou une absolution.

    Ses premiers rapprochements entre jeunes hommes à Sidi bel Abbés, le départ joyeux en Indochine, puis les combats acharnés, les premiers morts du côté de la Rivière Noire dans la boue, les rizières, les gués. L'horreur de découvrir ses camarades aimés, sa seule famille, dépecés, transpercés, éclatés. La folie de l'incompréhension de cette humanité, l'impuissance et le dégoût primitifs à commettre des vengeances, puis la force de l'exemple, du devoir ordonné. La mission. Il insistait sur les enchaînements mentaux induits par les circonstances espérant une lueur d'intelligence de Gilbert qui le fixait surpris de sa lucidité. Maintenant il avait depuis longtemps évacué la colère ou la haine,  compris la motivation des guerres : la conquête ou la défense de la terre ou des humains. On était d'un côté ou de l'autre. Lui était mercenaire et soldat de métier. L'Indochine lui avait dévoilé le fanatisme des peuples, leur foi, leur force, leur intelligence pour l'avènement politique de leur objectif. L'idée, prépondérante sur l'homme physique. La victoire justifiait tous les coups. Il n'y avait plus de moralité pour ces meneurs : les gens et la vie de chacun, et quelquefois la leur, devenait un grain de sable dans la balance de l'action. Le vainqueur était celui qui n'avait pas d'âme. L'Occident serait toujours vaincu, il en restait persuadé car la morale y était plus forte que la foi. Hans voyait le monde contaminé, rongé, gagné par cette force aveugle et son pouvoir sanguinaire qui n'étaient pas la bonne guerre. La différence de valeurs entre le sacré de la vie et le consacré de la mort. Plus fort est celui qui verse le sang sans compter, car en face il y a la faiblesse de l'amour, du pardon, de la chair.

    Ici en Algérie il revoyait en pire ce qu'il avait vécu au Vietnam. Une sauvagerie décuplée. Là-bas les plus grandes victimes étaient autochtones. Là il regardait une population, sa famille d’accueil, se faire étriper, massacrer par le terrorisme. Maintenant il parlait vite, d’une voix basse, presque tremblante, surprenant Gilbert troublé - " Gilbert je ne suis qu’un soldat. Quand je sais qu'un Hassen qu'on a traqué des mois, a caché des dizaines de bombes dans la Casbah, que ses soldats viennent y puiser jour après jour pour exterminer atrocement des enfants, des femmes et que je peux lui faire dire où il les a cachées, que faire ? Il sait que je sais qu'il sait mais il ne dira rien et laissera perpétrer les attentats ou les massacres abominables. Pour moi ce n'est pas une punition que je lui inflige. La seule question est combien de bombes en moins ? Combien d'enfants sauvés ? Lui s'il pouvait en mourant faire sauter tout Alger ce serait l'apothéose et la gloire. Le laisserais-tu impavide, attendre souriant les explosions une à une et compter les morceaux de viande accrochés aux lampadaires ? Dehors il y a ta sœur, ta mère, ta famille, tes amis... Que faire si ce n'est s'en prendre à lui le responsable ? Il croit avoir plus qu'une vie et celle-là ne vaut rien pour lui. Gilbert, il fallait que je le fasse quitte à être damné. La loi impuissante n'a de profits que pour lui qui le sait. Elle ne peut être une sauvegarde au maladie. Il n'y a pas d'équité entre lui et moi."

    Gilbert, les larmes aux yeux lui serra fort la main en le quittant.

            L'hiver arrivait. Ernest obtint sa première permission, un mois, et partit pour Paris. Avant qu'il ne fut revenu Gilbert était muté à Oran à la 802ème COS du Matériel au Château-Neuf, dans les bureaux d'enregistrement des pièces détachées automobiles. Son père au courant de ses aventures par Paul, avait usé de ses relations pour le faire revenir au bercail sans lui en référer.

    Gilbert eut le temps d'accueillir son jeune frère à Alger où il l'installa à la Cité Universitaire pour entamer des études de médecine. Ils se virent deux fois et Gilbert ne put s'empêcher de lui narrer ses expériences algéroises, minimisant les risques, pour souligner le goût d'amertume et de folie que lui laissait cette guerre civile. Il fit de nombreuses recommandations à Paul pour qu'il se tienne éloigné des activistes et des bandes de jeunes révoltés ; il lui fit promettre de l'informer de tous ses agissements car il restait inquiet des sentiments très tranchés de Paul.

    Aux Facultés Paul allait se retrouver dans un véritable bouillon de culture Algérie Française. Les étudiants formaient le plus souvent l'avant-garde des manifestants. Ils s'embrassèrent en se promettant de se retrouver à Oran pour les vacances de Noël en famille.


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